Colonialismes et colonialités

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Deuxième partie – circulations intellectuelles

Représentations et voix amérindiennes : mémoire et historicité de l’espace des Amériques

Résumé Cet article revient sur notre parcours de recherche dont les thématiques privilégiées articulent œuvres littéraires et représentations sociales ayant trait, entre autres, à la construction des imaginaires nationaux, aux problématiques identitaires, aux enjeux de l’interculturalité et du rapport à l’altérité, aux figurations de l’espace contemporain (villes, périphéries, « non-lieux »), aux questions liées à la mémoire et à l’historicité de l’espace, à partir d’un corpus d’œuvres brésiliennes et québécoises du XXe et du XXIe siècles. Nos travaux les plus récents sur l’altérité amérindienne et sur l’imaginaire de l’espace des Amériques nous ont naturellement amenée à nous intéresser à la production littéraire autochtone. L’étude parallèle des représentations littéraires de l’altérité amérindienne et de l’autoreprésentation de voix amérindiennes au Brésil et au Québec nous a permis d’explorer les rapports entre américanité et amérindianité, tout en soulignant l’inscription de la production littéraire autochtone dans un processus de transculturalité contemporain ; cette production ne renonce pas pour autant à une réappropriation mémorielle du territoire géoculturel des ancêtres. Cet article s’intéresse à des textes littéraires allochtones et autochtones qui interrogent la mémoire enfouie du territoire ou la mémoire blessée des Amérindiens et qui s’attachent à la résurgence de leurs mémoires ancestrales et culturelles.

Mise en perspective théorique #

L’étude parallèle des représentations littéraires de l’altérité amérindienne et de l’autoreprésentation de voix amérindiennes permet de mieux interroger la construction d’une topologie imaginaire de l’espace des Amériques au travers des questions liées à la mémoire et à l’historicité de l’espace. Cette thématique de recherche s’inspire des travaux d’histoire comparée des Amériques de Gérard Bouchard (2002) ainsi que des contributions de chercheurs canadiens tels que Jean-François Côté, Jean Morisset, Patrick Imbert sur l’espace intercontinental américain. Dans le sillage de ces travaux théoriques, les études consacrées à la mise en rapport des littératures du Québec et du Brésil ont pris de l’ampleur à partir des années 1990 au Brésil, notamment avec les publications de l’ABECAN (Association brésilienne des études canadiennes) et les travaux pionniers de Zilá Bernd (Bernd e Peterson 1992), Lícia Soares de Souza (2004), Eurídice Figueiredo (2013), parmi d’autres. Cette voie du rapprochement continental s’ouvre à des phénomènes autochtones et migratoires et à une réévaluation du passé historique : c’est par l’amérindianité des œuvres littéraires, qui prend en compte le vécu et le point de vue des populations amérindiennes, que nous rejoignons la perspective de l’américanité, axée sur la dimension continentale de l’imaginaire spatial, pour mieux saisir les représentations identitaires et les questions de cohabitation entre des sociétés amérindiennes et occidentales. Ce concept est fondamental pour les études comparatives Québec-Brésil car, selon le sociologue de l’UQAM Jean-François Côté, il « rejoint les exigences d’une représentation hémisphérique des Amériques, dont le centre ne peut être trouvé nulle part, sinon dans la conception même que l’on s’en fait à travers les Amériques perçues dans une perspective cosmopolitique » (Côté 2011, 196).

Ainsi, rapprocher ces expériences littéraires en privilégiant la production contemporaine allochtone et autochtone, au Brésil et au Québec, permet d’ouvrir des histoires nationales les unes aux autres pour interroger les nouveaux rapports cosmopolitiques qui y sont représentés, tout en attirant l’attention sur la persistance de l’héritage colonial et les stratégies de résistance poétique et politique, parmi lesquelles émerge un nouveau lieu d’énonciation, celui des littératures amérindiennes. Dès lors, penser l’*américanité *a pour conséquence, dans notre perspective de recherche, l’inclusion de l’espace de l’Abya Yala,1 dans le but de contribuer à dépasser l’invisibilisation des Amérindiens.

Si les contextes historiques et sociopolitiques du Québec et du Brésil sont différents, ces nations partagent un héritage commun, à savoir celui de la colonialité du pouvoir qui implique également, comme le souligne Aníbal Quijano, une colonialité du savoir et de l’être. Le rapprochement de leurs expériences littéraires permet non seulement de mettre en parallèle les processus d’effacement des mémoires des peuples originels dans la construction des histoires nationales mais conduit en outre à dévoiler d’autres façons d’être au monde et de l’envisager, au travers de productions littéraires amérindiennes. Cela nous permet également de comparer les rapports que les différents États entretiennent avec les peuples autochtones en matière de politiques culturelles, d’éducation, de santé, d’autonomie politique et de négociation juridique, ce qui aide à éclairer la complexité de leurs statuts au sein de chacune des nations. En même temps, notre perspective transnationale de recherche met en lumière des projets artistiques décoloniaux en rapport avec les luttes sociales menées par les Amérindiens du continent.

Au centre de nos préoccupations, cette interrogation sur l’imaginaire de l’espace du continent américain en rapport avec les représentations des peuples autochtones relevait, de façon évidente, de l’imbrication entre histoire et mémoire, articulée à l’interpénétration entre temps et espace. Les travaux de Fernand Braudel et de Gérard Bouchard nous ont aidée à comprendre l’importance de la dimension temporelle inscrivant l’histoire dans un passé de très longue durée (Braudel 1985) pour essayer de saisir les méandres d’une temporalité complexe qui inclut le temps long des structures géographiques et matérielles (évolution des paysages, histoire de l’homme dans ses rapports avec le milieu), le temps de l’histoire sociale, de la conjoncture et des cycles économiques ainsi que le temps court de l’histoire événementielle. Dans un contexte marqué par la décolonisation de l’Histoire, la notion braudélienne de longue durée a rompu avec la perception univoque de l’Histoire et a ouvert les portes à des mémoires multiples, différentes de la mémoire officielle. Le concept de « mémoire longue » de Gérard Bouchard s’inspire de la pensée de Braudel pour proposer un modèle systémique d’une histoire comparée des formations des consciences nationales et des identités collectives des « collectivités neuves » des Amériques. Ce cadre théorique est sous-jacent à nos analyses de textes allochtones et autochtones qui s’ouvrent aux mémoires confisquées des peuples originels du continent américain.

L’imaginaire contemporain sur les Amérindiens dans les nations brésilienne et québécoise a été façonné par des configurations mémorielles différentes. Au Brésil, ce processus s’appuie sur l’effacement de la mémoire de l’extermination et le mythe du métissage qui contribuent à l’invisibilité de l’« Indien ». Il s’agit d’un imaginaire conciliateur qui se nourrit du mythe de l’unité sociale en rapport avec l’idée même de nation, comme le souligne Marilena Chauí (2000). Au Québec, par contre, la présence amérindienne dans l’imaginaire littéraire québécois s’expliquerait par la situation ambivalente du processus historique de fondation de la nation québécoise, qui fut en même temps et successivement Nouvelle-France, Canada et Québec. Selon Bouchard, la stratégie mémorielle dominante au sein de la nation brésilienne consiste à refuser la mémoire longue pour se projeter dans un avenir utopique alors que l’incertitude prévaut pour la conscience historique québécoise (Bouchard 2002, 383).

Ainsi, rejeter, adopter, choisir ses ancêtres participent aux jeux de la mémoire. Pour une meilleure appréhension de ces négociations mémorielles dans les contextes actuels brésilien et québécois, il est important de prendre en considération, comme le souligne Bouchard, la dispute des mémoires dans des environnements marqués par une très forte diversité ethnique (Bouchard 2007, 339). De même que l’historiographie et la littérature, la géographie mobilise elle aussi la construction de la mémoire longue, en revendiquant des territoires et des paysages dans lesquels évoluent les référents identitaires de diverses ethnies.

De nos jours, nous sommes témoins de ce processus en œuvre dans plusieurs « collectivités neuves » des Amériques y compris au Brésil et au Québec. Nous observons un effort de la part de la population afro-descendante ainsi que des peuples autochtones visant à « représentifier » des effacements du passé (Bernd 2021)2, à remplir les vides de la mémoire, en produisant des discours qui se superposent au silence qui s’est abattu sur l’histoire de ces peuples pendant des siècles. C’est dans ce sens que Zilá Bernd évoque une littérature de la réparation, une littérature qui se consacre à la « représentification » de l’absence (Catroga 2015, 51) par l’évocation de traces et de vestiges mémoriels (Bernd 2021 ; 2018).

L’éveil de la stratégie de la mémoire longue au sein de ces communautés a transformé la façon d’envisager le passé. L’introduction d’une nouvelle conscience historique a ouvert d’autres parcours de construction d’identités collectives qui vont même au-delà des frontières nationales, à l’exemple des projets épistémiques et politiques des populations amérindiennes et afro-descendantes (Mignolo 2007, 163). Ces populations s’investissent dans l’élaboration d’une « contre-mémoire » qui leur confère de la légitimité pour lutter contre la dépossession matérielle et symbolique à l’œuvre depuis des siècles. On constate que la production littéraire et les discours des mouvements sociaux des ethnies amérindiennes et afro-descendantes ont pour la plupart adhéré à la stratégie de la mémoire longue dans le but de s’affirmer en tant qu’acteurs sociaux et de revendiquer leur droit légitime aux territoires physique et symbolique à l’intérieur de différentes nations du continent américain.

La mémoire spatiale est omniprésente dans la plupart des textes. Pour examiner l’imaginaire de l’espace en littérature, axé sur les relations entre les peuples autochtones et les sociétés occidentales, nous nous sommes inspirées de la politique de la spatialité de Doreen Massey qui considère que l’espace est le produit d’interrelations qui présupposent une coexistence de trajectoires distinctes toujours en construction, une « coexistence contemporaine d’Autres » (Massey 2013, 29). Afin d’observer les images autochtones et occidentales des territoires partagés, nous avons eu recours aux corrélations entre « géographie du réel » et « géographie de l’imaginaire », dans le sillage de la géocritique (Westphal 2007, 183-240), ainsi qu’aux travaux de William Cronon sur l’histoire de l’environnement qui interrogent les forces à l’origine des modifications radicales du paysage (Cronon 2016). Enfin, les apports de l’anthropologie à l’étude des cosmovisions amérindiennes et la perspective critique de la « décolonialité » constituent des contributions supplémentaires au socle théorique qui oriente nos analyses (Quijano 2010 ; Mignolo 2007 ; 2015).

Il s’agit d’une perspective de recherche qui est également « une invitation à agir sur les imaginaires collectifs » en examinant les rapports que les textes littéraires établissent avec le réel lorsqu’ils s’approprient les dimensions sociales, politiques, symboliques et ontologiques de l’espace des Amériques –Brésil et Québec– et les déplacements qu’ils opèrent dans les idées reçues des communautés imaginaires nationales (Bouchard 2002, 188).

Dans le cadre de la production de discours sociaux sur les Amérindiens, nous mettons en lumière la contribution spécifique de la création littéraire au dépassement des paramètres dichotomiques et exclusifs, caractéristiques de l’imaginaire social hégémonique des sociétés occidentales sur ces peuples. Les récits et recueils de poèmes que nous avons choisi d’étudier remettent en cause la redéfinition de frontières politiques tout en soulignant les aspects géopolitiques et culturels du processus de transformation des territorialités autochtones. Ils témoignent des structures profondes qui relient les Autochtones à leur territoire et dévoilent la mémoire enfouie du vécu des communautés.

Mémoire et historicité de l’espace : la mémoire longue #

Dans un contexte de confrontation symbolique de mémoires, plusieurs œuvres allochtones et autochtones adoptent une démarche d’inclusion de l’histoire des Premiers Peuples des Amériques dans un passé de longue durée. Ces textes touchent en fait à l’enjeu-mémoire et à la topologie imaginaire du continent américain en interrogeant « l’espace perdu derrière la carte », expression employée par Jean Morisset, écrivain-géographe canadien, pour évoquer la mémoire enfouie du territoire du Canada et, par extension, celui des Amériques. Les poèmes réunis dans son recueil Chants polaires (2002) instaurent un ordre symbolique basé sur la représentation d’un espace illimité, en phase avec une dimension temporelle de très longue durée qui recule jusqu’à des temps immémoriaux, ayant ainsi recours à une stratégie de décentrement du point de vue historique occidental. L’écrivain scrute un lointain passé géologique – « les archives de la nature » – selon ses propres mots, ce qui conforte sa perception d’une géographie inséparable de l’histoire. Pour s’approprier la vision du monde des Inuits du Grand Nord canadien, Morisset adopte une démarche intériorisée de l’appréhension de l’espace qui finit par bouleverser les idées préconçues qui nourrissent l’imaginaire occidental sur ce territoire et ses habitants. Ses récits et poèmes témoignent de la résistance des Autochtones et des relations qu’ils établissent avec le système géophysique ; en éveillant leur mémoire ancestrale, ils font appel à une étendue in illo tempore et suscitent une interrogation métaphysique sur l’être humain et son rapport au monde.

La même démarche d’inscription de l’histoire dans un passé de longue durée est adoptée par l’écrivain Daniel Munduruku dans son roman O Karaíba. Uma história do pré-Brasil (2010). Né à Belém do Pará en 1964, il est l’auteur d’un premier ouvrage romanesque, Todas as coisas são pequenas (2008), et peut-être l’écrivain d’origine amérindienne le plus connu au Brésil en raison de son investissement dans la diffusion des cultures des peuples originels et de sa production prolifique qui vise à préserver le patrimoine culturel autochtone et à le diffuser en direction d’un large public. Dans Karaíba, Daniel Munduruku sollicite la mémoire de la « pré-histoire » du Brésil pour rompre avec une figuration qui fait coïncider l’origine de l’histoire du territoire brésilien avec l’arrivée des colonisateurs. Le roman se nourrit de la mémoire ancestrale, la mémoire des aïex à laquelle le récit rend hommage, pour retracer le mode de vie des ethnies indigènes. Son élaboration a toutefois exigé de l’auteur qu’il se consacre à des recherches pour reconstituer des vestiges sur les rituels, le rôle de la guerre, les traditions, les légendes et les habitudes quotidiennes de différents peuples originels à l’époque pré-cabralina. Dans ce roman, qui constitue un bel exemple d’une littérature de la réparation (Bernd 2021), l’imagination comble le vide, la fiction se construit dans le but de « représentifier » l’absence.

Combler les failles de la mémoire #

D’autres ouvrages évoquent la dimension de l’historicité tout en établissant des connexions entre la mémoire effacée de l’histoire locale, territorialisée, et l’expérience –partagée par les Amérindiens du continent américain– de la spoliation et de l’imposition de formes d’organisation territoriale depuis la colonisation. Leur but est d’ébranler l’imaginaire colonisé en s’appuyant sur des traces historiques et mémorielles que la littérature fait émerger et transfigure. Ancrés sur des expériences historiques locales de certaines régions de l’arrière-pays brésilien et québécois, ces textes tissent des liens entre histoire, mémoire et identité culturelle.

La stratégie de l’historicité de l’espace vise à remplir les failles de la mémoire historique et à actualiser l’imaginaire du passé (Bouju 2015)3. Dans certains textes, l’écrivain assume le rôle d’historien lorsqu’il se propose de fouiller dans des archives de l’histoire régionale, effacée de l’histoire du continent américain. L’œuvre littéraire met ainsi en lumière la mémoire enfouie. L’adoption d’une perspective historique sur la longue durée met l’accent sur l’existence d’une territorialité autochtone originale tout en dévoilant le contexte colonial d’appropriation territoriale et de transformation environnementale. C’est notamment le choix fait par Maria José Silveira, dans Guerra no coração do cerrado, et par Gérard Bouchard, dans Mistouk et Pikauba.

La récupération de la mémoire de l’occupation du territoire expose au grand jour la violence de la politique indigéniste coloniale et la perpétuation d’un colonialisme interne envers les peuples autochtones, comme on peut le lire dans la mise en scène des massacres successifs perpétrés contre les Cayapós, dans Guerra no coração do cerrado, qui dénonce le processus d’extermination de l’Amérindien sous-jacent au projet de fondation de la nation. Dans Mistouk et Pikauba, Bouchard envisage le processus de dépossession territoriale des Innus en misant davantage sur l’histoire environnementale de la région du Saguenay et en prenant pour base les désaccords entre les imaginaires sociaux allochtone et autochtone du territoire.

Par ailleurs, nous nous sommes également penchées sur des œuvres qui se consacrent à l’histoire récente en dénonçant les transformations abruptes imposées aux territoires amérindiens par les politiques indigénistes en vigueur au XXe siècle. Elles exposent le caractère arbitraire et violent de ces lois et des conséquences traumatiques qui en découlent pour les communautés amérindiennes. Ce faisant, elles rompent avec l’unicité du discours officiel qui cherche à légitimer les actions d’un pouvoir hégémonique en ayant recours à la logique de l’expansion territoriale civilisatrice. Les textes littéraires introduisent une autre perspective qui tient compte de l’expérience de la violence, du racisme et de l’exclusion subie par les Peuples Premiers.

C’est ce que nous avons pu observer dans des œuvres de Jorge Amado, Antonio Callado et Márcio Souza dont l’historicité de l’espace est orientée sur la temporalité du XXe siècle et les contextes répressifs de la dictature de Getúlio Vargas (1937-1945) et de la dictature militaire (1964-1985).

Ces images spatiales associées à la thématique de la terre sont partagées par des écrivains allochtones et autochtones au Brésil et au Québec, et intègrent l’expérience historique des Amériques. Elles évoquent les histoires locales tout en dénonçant la violence du modèle hégémonique occidental basé sur l’idéologie du développement et du progrès qui sous-tend la logique de l’expansion territoriale civilisatrice. Ces œuvres contribuent au renversement d’un certain imaginaire des confins, sous-jacent au projet colonial et à la dynamique spatiale expansionniste du modèle de développement industriel capitaliste globalisé.

L’imposition des modèles organisationnels occidentaux est également la cible du regard critique de Gérard Bouchard dans son troisième roman, Uashat, dont le titre fait référence à l’espace référentiel de la réserve éponyme, située sur la Côte-Nord du Québec. Dans ce récit, l’auteur problématise la perte des territoires traditionnels qui oblige les Amérindiens à vivre dans les espaces confinés des réserves ou à la périphérie des villes, en évoquant la cohabitation difficile avec les non-Amérindiens. La réserve est figurée comme un non-lieu, marqué par la précarité matérielle et symbolique, tout comme les réserves et les campements d’Indiens Guaranis en bord de route dans le roman de Paulo Scott, Habitante irreal.

La mémoire culturelle amérindienne : transmission, résurgence, résistance #

La recherche de l’interaction de diverses perspectives culturelles est illustrée par l’ouvrage La chute du ciel (2010), du chaman yanomami Davi Kopenawa et de l’anthropologue français Bruce Albert4. Cet ouvrage est partie intégrante d’un ensemble de créations artistiques, de textes littéraires et de témoignages militants cherchant à exprimer de nouvelles sensibilités et à assurer la reconnaissance des cultures amérindiennes. Ces expressions diverses se battent pour la consolidation d’une visibilité ethnique, de manière à mettre en jeu des phénomènes capables de rompre l’hégémonie de la cosmologie occidentale en y introduisant de nouvelles pratiques cognitives.

Le projet du livre est une stratégie utilisée par Kopenawa pour transmettre à la société occidentale la mémoire culturelle ethnique yanomami, et donc la sortir de l’ignorance dont elle fait preuve par rapport à son peuple. La démarche est à la fois didactique et politique : présenter et expliquer des aspects historiques et culturels des Yanomami en mettant l’accent sur l’image altérée que les Occidentaux ont d’eux ; collaborer au changement de comportements qui conduisent à la destruction du territoire et du peuple yanomami. La narration de Kopenawa convoque des éléments de la mémoire culturelle (les fondements de la cosmologie yanomami, qui fait appel au souvenir fondateur) et de la mémoire communicationnelle en faisant la lumière sur le passé récent et le présent des Yanomami (les événements reliés à la « mauvaise rencontre » avec les Blancs qui participent, entre autres, au souvenir biographique)5. Les bases de la culture ancestrale orientent la perception et le rapport que ce peuple établit avec la réalité ; elles donnent du sens à son existence et déterminent sa manière d’être et d’exister.

Écritures de la mémoire chez des auteures amérindiennes #

L’adoption de l’écriture comme support d’héritage culturel à transmettre est une tactique fondamentale à laquelle les Amérindiens ont recours pour établir un dialogue avec la culture hégémonique et s’affirmer en tant que sujet de leur propre histoire, en dépassant le contrôle de l’épistémologie occidentale sur leur connaissance et leur subjectivité.

Dans nos travaux plus récents, nous avons voulu étendre la perspective panaméricaine à l’étude de textes écrits par des femmes amérindiennes. Ce dessein se justifie non seulement parce que leurs voix occupent le devant de la scène littéraire au Brésil et au Québec, mais aussi parce qu’elles intègrent aux réflexions sur les transformations identitaires et culturelles des sociétés en contact, un questionnement sur leur inclusion en tant que femmes dans les deux sociétés. L’entrecroisement d’ethnicité et de genre constitue de nouvelles versions de la mémoire collective (Figueiredo 2013, 154).

Nous partons du constat que les créations littéraires et artistiques autochtones actuelles au Brésil et au Québec sont traversées par l’émergence de voix de femmes dont les œuvres portent leur subjectivité féminine et un désir d’émancipation sociale et littéraire. En s’inscrivant dans un processus contemporain de transculturalité, la littérature amérindienne apparaît comme un lieu utopique de survie et de résistance, mais aussi de médiation qui fait éclore des formes originales d’expression artistique, sans renoncer à une réappropriation mémorielle du territoire géoculturel des ancêtres. La prise de parole de femmes autochtones se situe au premier plan de ce processus. Les écrivaines occupent une position d’avant-garde au sein de cette production depuis les années 1970 –lorsque An Antane Kapesh, au Québec, et Eliane Potiguara, au Brésil, produisent leurs premiers textes, respectivement, Je suis une maudite sauvagesse (1976) et le poème « Identidade indígena » (1975).

Ces deux écrivaines inaugurent par leur écriture-praxis l’insertion de voix des femmes autochtones dans le système littéraire du Québec et du Brésil. L’écriture est envisagée comme un espace politique de résistance et d’auto-reconstruction ontologique et anthropologique qui cherche à entrelacer les « auto-histoires » (l’histoire personnellement vécue) à la violence et aux traumatismes de l’histoire collective des Amérindiens.

Mémoire ancestrale et actualisation de la tradition #

Une des thématiques maîtresses explorée par les œuvres qui constituent notre corpus fait appel à la transmission de la mémoire ancestrale et au rôle déterminant que les femmes jouent dans ce processus d’actualisation du savoir des peuples autochtones, à l’instar du récit « As histórias que ouvi da minha avó e o que aprendi com elas » de Márcia Nunes Maciel (2014). Graça Graúna évoque une image très éloquente pour traduire sa vision sur/de la production littéraire autochtone : « la littérature indigène [literatura indígena] est un canot dans la contemporanéité »6. Envisagées plutôt comme une continuité de la tradition orale, comme un collier constitué de multiples histoires et de diverses ethnies7, les littératures amérindiennes se consacrent à interroger les réalités autochtones contemporaines en les insérant dans une perspective historique de la longue durée.

Nous nous intéressons à la contre-mémoire qui émane de ces textes en scrutant la singularité du mécanisme de transmission de la mémoire familiale et générationnelle. La réappropriation mémorielle des référents culturels amérindiens (la « mémoire culturelle », inscrite dans le temps de longue durée) met en scène un autre phénomène, celui de la reterritorialisation symbolique que l’écriture cherche à instaurer en s’emparant de la mémoire de son patrimoine ancestral pour créer son propre habitat. Ainsi, la production littéraire de femmes autochtones pose la question suivante : comment se reconstruire culturellement et réactiver son héritage ethnique, après des siècles d’oubli ?

Un autre aspect fondamental de la production littéraire de femmes amérindiennes se rapporte à l’intersection entre la mémoire du territoire autochtone et les paysages urbains, très présente dans les œuvres de la nouvelle génération. C’est le cas de la poésie de Márcia Kambeba et de Natasha Kanapé Fontaine ou encore du récit Kuessipan, à toi (2011) de Naomi Fontaine. Dans nos travaux, les rapports des Amérindiens à l’espace urbain et aux territoires autochtones constituent une autre perspective d’analyse en tenant compte de la complexité des figurations qui ont trait : au processus d’interaction entre la dimension spatiale et l’être humain ; aux pratiques de l’espace et des paysages ; au rapport aux changements des paysages et aux mobilités forcées, mis en scène par les narrateurs ou sujets poétiques, selon que ces paysages renvoient à l’espace urbain ou à des territoires culturels traditionnels.

Sans oblitérer les conflits, les crises ou encore les traumatismes, les littératures amérindiennes du Québec et du Brésil mettent en scène des processus d’articulation des espaces qui permettent la circulation et la (re)contextualisation d’expériences et de cultures singulières : mémoire de l’ancestralité, mémoire des traumas, formes d’insertion sociale des Amérindiens dans le présent, perspectives d’avenir, quête d’interlocution avec les sociétés nationales. L’émergence des mémoires souterraines autochtones dans la contemporanéité introduit des paradigmes décoloniaux en fissurant le monologue occidental et en mettant l’accent sur la coexistence et la simultanéité des connaissances (Mignolo 2007, 24-25).

Références #

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  1. « terme du peuple Toulé-Kana, qui habite au Panama et dans l’ouest de la Colombie, un des noms par lesquels les populations primordiales de l’Amérique désignent leur continent » et qui signifie « terre en pleine maturité ». Vigne, Jacques. 2009. Introduction. Le visage originel d’Abya Yala (les Amériques). Préface à l’œuvre du wayou (Colombie) Malohé, prix de poésie Casa de las Américas, 2000. ↩︎

  2. Allusion au titre d’une conférence présentée par Zilá Bernd, inspirée, entre autres, des travaux de Fernando Catroga, intitulée « Représentification des effacements du passé. Littérature de réparation », lors d’un Colloque international organisé par l’Université Bordeaux Montaigne, le 9 avril 2021. ↩︎

  3. Modèle qui selon Emmanuel Bouju correspond à la métafiction historiographique. ↩︎

  4. Je renvoie le lecteur à notre article : Godet, Rita. 2018. « Transmission de la mémoire culturelle du peuple yanomami : la contribution de Davi Kopenawa ». In La renaissance des cultures autochtones : enjeux et défis de la reconnaissance, Côté, Jean-François et Cyr, Claudine (dir.), 61-81. Québec : Presses de l’Université Laval, Collection Americana. ↩︎

  5. Voir Assmann, Aleida. 2011. Espaços da recordação. Formas e transformações da memória cultural. Campinas/SP, Editora da Unicamp; Assman, Jan. 2012. La mémoire culturelle. Paris : Aubier. Pour ces théoriciens, la mémoire collective correspondrait à deux cadres mémoriels : la mémoire communicationnelle (qui se rapporte au passé récent, au souvenir biographique) et la mémoire culturelle (qui se rapporte au souvenir fondateur, rituels, danses, mythes, etc.). ↩︎

  6. Mots de Graça Graúna lors de sa participation à une table ronde sur les voix amérindiennes de la décolonisation que nous avons organisée dans le cadre du Congrès de l’ABRALIC –Associação Brasileira de Literatura Comparada– Universidade Federal de Uberlândia, Minas Gerais, août 2018. ↩︎

  7. Référence à l’image poétique travaillée dans le poème « Canción peregrina » de Graça Graúna, Tear da palavra, 2007, 11-12. ↩︎

Pour citer ce texte :

Rita Olivieri-Godet. 2023. « Représentations et voix amérindiennes : mémoire et historicité de l’espace des Amériques ». In Colonialismes et colonialités : théories et circulations en portugais et en français, Guerellus, Natália. Lisbonne-Lyon : Theya Editores - Marge - MSH Lyon Saint-Étienne. https://cosr.quaternum.net/fr/09.

Rita Olivieri-Godet

ERIMIT-Université Rennes 2 : Institut Universitaire de France

ritagodet20@gmail.com

Rita Olivieri-Godet est Professeure Émérite de littérature brésilienne à l’Université Rennes 2 ; membre de l’équipe de recherche ERIMIT ; Membre Honoraire de l’Institut Universitaire de France. Axes de recherche : littératures brésilienne et amérindienne contemporaines ; relations littéraires interaméricaines.