Première partie — mises en perspective théoriques
Régimes de colonialité
Résumé
La colonialité fut et est un phénomène mondial (mais pas généralisé) lié à l’expansion du système-monde capitaliste moderne (mercantile et esclavagiste) depuis le XVe siècle, en dehors de (puis en combinaison avec) l’expansion plus tardive du mode de production capitaliste. Mais elle n’est pas uniforme puisque très liée aux historicités des territoires. On peut donc parler de régimes de colonialité, concept dérivé de celui de régimes d’historicits. Ce chapitre passe donc en revue quelques grands régimes de colonialité étroitement liés à l’histoire, à la périphérie du capitalisme comme en son centre.La notion de « régimes de colonialité » qui fait le titre de ce texte est naturellement dérivée du concept de « régimes d’historicité » peu à peu élaboré entre 1979 et 2003 par divers historiens et philosophes soucieux d’histoire1, avant qu’elle ne s’impose suite à la publication de l’ouvrage Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, de François Hartog (2003)2. Néanmoins, il est possible que son usage démultiplié par la suite en ait quelque peu modifié le sens, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
Pour Hartog, la notion de « régime d’historicité » est un outil heuristique pour mieux appréhender les moments où les articulations entre passé, présent et futur perdent de leur évidence dans une société donnée. Elle sert à désigner les modalités de conscience de soi d’une communauté humaine. Hartog discute notamment des exemples pris par Marshall Sahlins (1983) à propos des îles Fidji ou des Maoris de Nouvelle-Zélande, dont les communautés humaines n’ont « pas de futur », le passé désignant explicitement ce qu’il faut faire dans le présent — l’avenir est derrière, l’événement est un mythe. Hartog y voit un exemple d’un régime ancien d’historicité — ce dont on pourrait discuter, des régimes d’historicité divers pouvant parfaitement révéler des modernités alternatives. On peut aussi prendre l’exemple des révoltes paysannes au Bengale occidental étudiées par les premiers subalternistes (Subaltern Studies Collective), quand les révoltés disaient qu’ils ne faisaient qu’obéir à une demande reçue de leurs dieux — ce qui n’en faisait pas moins une révolte moderne contre un ordre social façonné par la colonialité contemporaine, mais dépréciée par les « modernisateurs » proches du parti du Congrès ou du parti communiste indien considérant tout cela comme archaïque et prépolitique. Avec la Révolution de 1789 en France, serait apparu un régime moderne d’historicité dans lequel le futur devint la pièce maîtresse de la conscience de soi, à la place du passé. Avec la chute de l’URSS et de son avenir radieux en 1989 (et, peut-on ajouter, avec le tournant néolibéral naturalisant le capitalisme comme état définitif de l’économie — ladite « fin de l’histoire » —, puis les grandes incertitudes portant aujourd’hui sur le futur de la planète), le présent serait devenu la donnée dominante, ce que Hartog dénomme le présentisme. Encore un nouveau régime d’historicité.
Ce qui est certain est que les expériences du temps sont multiples et que chaque société entretient un rapport particulier avec le passé, le présent et le futur. En comparant les manières d’articuler ces temporalités, François Hartog met donc en évidence ces divers « régimes d’historicité ». Mais un régime d’historicité serait-il uniquement l’expression d’un ordre dominant du temps ? Tissé de « différents régimes de temporalité, il est une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps, des manières d’articuler passé, présent et futur et de leur donner un sens », souligne Bertrand Lessault (2004). Cette précision nécessaire semble néanmoins insuffisante, restreignant toujours l’usage de la notion à la conscience qu’en ont les membres d’une communauté donnée. Avec cette restriction, pourrait-on parler de régimes d’historicité des luttes sociales ? Pour reprendre la célèbre distinction opérée par Marx (1972 [1847]) de « classe en soi » (une classe existant de fait sans que ses membres n’en développent la conscience, ce qui restreint la possibilité de mouvement de résistance) et « classe pour soi » (une classe dotée de sa conscience, qui lui permet ainsi de devenir une force sociale), ce ne serait possible que dans le second cas. Pourtant, l’histoire a bien montré que même une « classe (ou toute communauté) pour soi » n’est pas nécessairement un ensemble d’individus passifs et résignés et que les conditions de sa (sur)vie et sa subjectivité (même non « classiste ») ont des conséquences bien au-delà de ses propres rangs. Jacques Revel semble élargir un peu la notion, de régimes d’historicité, qui désigne
« l’ensemble des rapports qu’un acteur social collectif ou une pratique sociale — comme l’histoire — entretient avec le temps, ainsi que [la] manière dont ces rapports sont engagés dans un présent qui peut être celui de la mémoire, de l’action, du savoir. De façon plus précise et plus opératoire, la notion peut permettre d’articuler ensemble trois registres : la construction d’un rapport au temps historique ; les modalités cognitives d’un savoir sur le passé ; les formes dans lesquelles ce savoir peut s’énoncer » [souligné par moi]3.
Bien que les conséquences des subjectivités sur l’action soient évoquées, Revel en reste quand même essentiellement à leurs manifestations selon les temps et les contextes — même si c’est nécessairement aussi cela. Par exemple, selon Hartog ou Revel, pourrait-on parler de « régimes d’historicité » des États4 ou de l’esclavage — je ne sais — et non simplement d’historicités de ces derniers5 ?
Il est possible que l’inflation et une certaine dépréciation consécutive de l’usage des « régimes d’historicité » en fasse parfois un quasi-synonyme de ce qu’est l’historicité, en un équivalent d’une expression qui serait « diversité des historicités ». Pourtant, quand l’historicité fait référence à un ordonnancement socio-culturel de l’histoire permettant d’articuler ruptures et continuités, le « régime » met l’accent sur la modélisation de tendances historiques longues, quelles que soient les consciences des individus concernés — la prégnance ou l’insignifiance de ces consciences entrant évidemment aussi dans la complexité d’un régime d’historicité. L’énoncé d’un tel régime dessine en fait un idéaltype, quelque chose qui tend vers la réalité, sans l’atteindre jamais exactement. De ce fait, parler de « régimes d’historicité » appelle la comparaison.
Ceci doit pouvoir s’appliquer à la colonialité. En effet, quand je parlerai ci-après de « régimes de colonialité », il s’agira en fait d’un condensé pour « régimes d’historicité de la colonialité ». Ceux-ci peuvent parfaitement inclure la conscience des acteurs, mais leur énoncé sera évidemment d’abord le résultat de la pratique de l’historien (même si des mouvements sociaux expriment souvent, avec leurs propres mots et pratiques, la conscience de leurs historicités distinctes, ils ne « revendiquent » pas un régime d’historicité — on reste ici dans le registre des sciences sociales). Et si l’on utilise la notion de « régime de colonialité », c’est nécessairement parce qu’il y en a plusieurs, au sein d’un système-monde à la fois uni et caractérisé par la diversité des capitalismes6.
Le concept de colonialité #
Il arrive souvent que le concept de colonialité soit utilisé comme une simple substantivation de « situation coloniale » (Balandier 1951) ou de « ce qui est colonial ». Après la colonisation, ce qu’il en reste pourrait donc être qualifié de « post-colonialité ». Dans ce cas, il est de peu d’intérêt. Mais ce n’est pas ce qu’a voulu définir Aníbal Quijano (1928-2018)7, qui l’a présenté pour la première fois dans son texte « Colonialidad y modernidad/racionalidad » de 19928.
La théorie de la colonialité porte indissolublement sur des héritages et la reproduction contemporaine de traits structuraux coloniaux*,* dans le cadre du capitalisme mondialisé (comme la matrice raciale, constitutive du monde moderne selon Quijano — traits donc non directement liés au mode de production capitaliste (MPC) apparu à la fin du XVIIIe siècle). Même dans le cadre de la domination mondiale du MPC, le capitalisme a besoin, à l’échelle des États et de sociétés entières, de ces traits coloniaux. Certes, la colonialité s’exprime différemment en Amérique dite latine (continent de naissance du concept, principalement en sa région andine) et en Afrique ou Asie post-coloniale — j’y reviendrai. Mais elle permet ainsi, au moins partiellement, d’éviter certaines insuffisances du postcolonial « classique », avec sa tendance à réifier les héritages, à s’intéresser à des fragments de la société plutôt qu’à des sociétés, nations et États entiers, et à préférer la critique épistémologique à la critique politique9.
La colonialité définie par Aníbal Quijano concerne l’ensemble des relations sociales, culturelles, cognitives de type colonial indépendamment du statut du territoire concerné. Ainsi la colonialité peut s’avérer avant même la colonisation formelle d’un territoire10, dure naturellement tout le temps de cette dernière et perdure encore largement après les indépendances dans certains pays et concerne même indirectement la planète entière (on voit qu’il n’y a aucun sens à parler de « post-colonialité »). La colonialité peut se combiner, sans pour autant disparaître, avec le MPC mais elle met en évidence l’existence de très vastes milieux sociaux qui ne sont pas prolétaires (puisque non directement intégrés au MPC) mais subalternes.
J’utilise abondamment le concept de colonialité, mais je suis critique de certains aspects de la définition donnée par Quijano et son école (Walter Mignolo, Ramón Grosfoguel, Edgardo Lander, etc.). Je ne peux ici entrer dans le détail de ma critique (notamment Cahen, 2018a), mais en voici un résumé. Il est très hautement contestable d’avancer : 1°) que la race (expression de la racialisation des rapports sociaux) est apparue en 1492 alors qu’elle est clairement discernable en péninsule ibérique à propos de Juifs durant le Moyen Âge et, qu’à l’inverse, elle ne s’avéra pas toujours dans les débuts de la traite servile (Horta & Peter, 2019) ; 2°) qu’elle est demeurée le principe dominant de la structuration capitaliste de 1492 *à nos jours *; 3°) que c’est la découverte colombienne qui est fondatrice du système-monde, ignorance gigantesque de l’expansion portugaise vers l’Asie à la même époque, économiquement bien plus importante au départ que l’Amérique11, et ignorant de même le système-monde Méditerranée/Est-atlantique12 existant depuis au moins le XIVe siècle avec une traite servile extrêmement importante13. On doit refuser aussi, 4°) la réification de l’« Occident » (aire gigantesque extrêmement hétérogène) et de la « Modernité » (période historique de quatre siècles et aux caractéristiques non moins diverses ou antagoniques) que pratiquent systématiquement les quijanistes, en un véritable « occidentalisme » (invention de l’« Occident ») qui n’est qu’un « orientalisme à rebours »14. En fait, Quijano et son école, tout à leur critique de l’eurocentrisme (souvent avec raison !) pêchent par latinocentrisme. Pour leurs écrits, ils auraient gagné à lire les études sur les mondes arabe, turco-mongol, sud-asiatique, et même en ce qui concerne les mondes néo-ibériques, auraient dû être moins hispano-américanistes et plus luso-brésiliennistes, etc.
La colonialité est un phénomène mondial — mais non généralisé15 — et elle impose donc une définition qui ne soit pas « régionale » comme l’est en fait celle de Quijano. Là encore, je ne peux ici développer16, mais il faut insister sur le lien étroit et pluriséculaire entre la nature de l’expansion capitaliste avant ou indépendamment du MPC et la colonialité. Cette expansion mercantile/esclavagiste a produit des milieux sociaux immenses dans lesquels, aujourd’hui encore, bourgeoisie et prolétariat (ce dernier, y compris sous sa première forme manufacturière, entre artisanat et industrie) ne sont ni les deux classes hégémoniques de l’économie17 ni les plus importantes démographiquement, ni nécessairement que le prolétariat soit la classe la plus exploitée, même si tout cela est intégré au système-monde. J’ai montré ailleurs que, même quand le MPC était apparu et devenait hégémonique dans le centre du monde, il restait souvent plus rentable pour le capitalisme de ne pas prolétariser, à la périphérie, les masses subalternes afin de laisser subsister des modes de production domestiques, en une articulation inégale des modes de production qui permettait de payer les travailleurs au-dessous du coût de leur reproduction sociale18.
La subalternisation fut donc une loi fondamentale de l’expansion capitaliste : l’existence de formes non capitalistes d’exploitation — au sens de formes d’exploitation non constitutives du MPC — fut et reste encore indispensable à la domination capitaliste. La traite est-atlantique puis transatlantique, l’esclavage aux Amériques et en Asie, la prédation lors des guerres de conquête, l’indigénat et le travail forcé, le paternalisme (Lena, Geffray & Araujo, 1996) et la dette imaginaire des seringueiros d’Amazonie (Geffray, 1995, 2007), tout ceci forma une vaste diversité de formes d’exploitation non capitalistes de la domination capitaliste. La présence de ces formes non capitalistes au sein du capitalisme n’est aucunement exclusive des périphéries. Au contraire, elle est extrêmement fréquente, même au centre (par exemple, les relations de domesticité ou le maintien d’une activité paysanne au sein d’une population déjà prolétarisée — dans ce cas, il peut s’agir d’une forme résiduelle d’articulation des modes de production19 —, etc.). Cependant, au centre du capitalisme contemporain, ces formes ne sont pas dominantes dans le processus de production de la valeur marchande20, alors qu’elles sont, démographiquement et économiquement, encore massives dans les périphéries.
J’ai donc donné une définition plus ample de la colonialité, comme phénomène mondial au-delà de ses diversités locales, c’est-à-dire l’ensemble des formations sociales et rapports sociaux produits par les formes d’exploitation non capitalistes de la domination du capitalisme au long de son expansion extérieure (mercantile et impérialiste), avec toutes les conséquences culturelles, politiques, identitaires, etc., dans des sociétés entières.
Les régimes de colonialité à la périphérie du capitalisme #
Une définition mondiale de la colonialité ne signifie nullement qu’elle ait revêtu une réalité homogène sur la planète. À l’inverse, on pourrait dire qu’elle est protéiforme, ce qui est tout à fait compréhensible puisque la colonialité fut à la fois cause et conséquence de l’imposition capitaliste dans des contextes très divers. Un point commun, cependant, est qu’il ne s’agit jamais d’un phénomène purement local mais toujours inséré au système-monde capitaliste21. Elle lui est consubstantielle (ici, plein accord avec Quijano). Il ne s’agit pas de dresser une liste exhaustive des types de colonialité, mais on peut remarquer que ceux-ci sont évidemment liés à la nature des liens entre la métropole et les colonies, puis du processus de rupture des secondes avec la première. De ce point de vue, il faut distinguer au moins trois catégories d’importances inégales :
- les indépendances sans décolonisation
- les décolonisations sans indépendance
- les indépendances avec décolonisation
Indépendances sans décolonisation #
La première catégorie concerne toute l’Amérique (sauf Haïti), l’Australie et la Nouvelle-Zélande et, de manière très spécifique, le Libéria (de 1847 au début de la guerre civile de 1980 qui chassa l’élite américano-créole du pouvoir), l’Afrique du Sud de 1910 à 1991, la Rhodésie du Sud de 1965 à 1979, et encore l’État d’Israël. Dans ces pays, non seulement la rupture avec la métropole n’a pas été une décolonisation, mais ce sont les colons — le plus souvent sociologiquement créoles, qu’ils s’autodénomment ainsi ou non — qui ont été la force motrice du processus. Les colons ont rompu (ou négocié) avec la métropole pour fonder leur propre colonie, leur propre État, un État colonial. « Brasil colônia » ne s’arrête donc nullement en 1822. La colonialité est restée le trait dominant de la structuration sociale, du reste exprimée dans l’appellation même d’« Amérique latine » dans la partie sud, et parfois jusqu’aux noms mêmes des pays choisis par les colons (« Colombie », « Bolivie »22). On a beaucoup trop confondu « colonie » et « territoire sans gouvernement propre » — cette définition purement institutionnelle est encore la principale présentée dans de nombreux dictionnaires.
Pourtant, le vieux sens du mot « colonie » portait surtout sur l’aspect démographique et identitaire, celui d’une communauté humaine s’établissant en un lien pour elle exogène — ainsi, les Phéniciens ou les Grecs de l’Antiquité avaient créé des colonies (Carthage, Syracuse, Massilia, etc.) sur le pourtour méditerranéen sans lien de dépendance avec leurs villes mères. Les États créés par les indépendances américaines de la fin duxviiie et duxixe siècle sont restés structurellement des colonies, quoique à des degrés divers, maintenant avec les subalternes indigènes des rapports sociaux parfaitement coloniaux et avec les subalternes esclaves ou affranchis des rapports de classe mais aussi de paternalisme autoritaire et de racisme structurel. La question coloniale reste d’actualité dans ces pays, mais plus dans certains que dans d’autres.
Quand le président Evo Morales — premier président indigène de toute l’Amérique —promulgue la nouvelle constitution de son pays comme « État plurinational de Bolivie » en 2009, il va bien au-delà du multiculturalisme de plus en plus reconnu dans diverses constitutions du continent. En effet, le multiculturalisme maintient implicitement une norme puisqu’y sont reconnus « ethniques » ou « afro- » celles et ceux qui ne sont pas hispaniques, ces derniers étant non nommés puisque simplement « nationaux/normaux ». Chez Evo Morales, le concept d’État plurinational fut clairement une affirmation de la nature non latine et non bolivarienne du pays dans son ensemble23. Ainsi l’orientation du président bolivien fut anticoloniale (et non seulement décoloniale). La colonialité du pays n’est pas « post-coloniale », elle est ici… coloniale tout court dans ses rapports sociaux et culturels. Mais la Bolivie, l’Équateur, le Pérou, sont des pays où la population indigène reste majoritaire ou du moins très consistante. La décolonisation y serait possible avec un projet de République indigène — ce qui ne signifie pas l’expulsion des Hispaniques mais la règle de la majorité, un peu comme dans l’Afrique du Sud sous l’apartheid (avec le projet de « République noire »). Dans ces pays « néo-latins », il y a des luttes anticoloniales (tendanciellement autonomistes, celles des indigènes qui luttent toujours contre la colonisation, fut-elle « interne », dans l’affirmation de leurs nations précoloniales territorialisées), et des luttes décoloniales (tendanciellement intégrationnistes, celles des descendants d’esclaves, des métis pauvres, qui luttent contre la colonialité pour mieux s’intégrer à la nation sans rien abandonner de leurs épistémès24). On voit tout de suite que ce type de colonialité établit un véritable régime sociétal conflictuel et d’historicité longue. C’est un vrai régime de colonialité.
Mais peut-on en dire autant des pays du Cône Sud, ou de l’Amérique du Nord, où la population indigène a été réduite à une marge démographique ? Le point commun réside en la fondation de l’État colonial par le biais de l’indépendance. Mais dans des pays comme le Brésil où les diverses premières nations regroupent environ 0,5% de la population, la décolonisation et la transformation en État indigène sont impossibles. Cela signifie-t-il que, ces premières nations ayant presque disparu, la colonialité aurait ipso facto presque fait de même ? Non point, mais elle s’exprime par d’autres biais. Le premier biais, c’est l’espace. Pourquoi ces pays ont-ils donc de l’espace (le Far West nord-américain, le Desierto argentin, les aires des Bandeirantes brésiliens et l’Amazonie contemporaine, etc.) ? Existeraient-ils, hors Antarctique, des terres vides d’humains ? S’il existe des aires d’usage non productiviste et non intensif, les terres vides n’existent pas. Ce qui existe, ce sont des terres vidées de leurs humains par les génocides et ethnocides. L’espace — qui a permis notamment au capitalisme nord-américain de poursuivre son expansion « en interne » jusque dans les années 1940 et de résoudre ainsi nombre de ses contradictions25 —, est un trait majeur de la colonialité de ces États nés comme États coloniaux. Elle a naturellement d’autres traits, que l’on signale plus habituellement — la question noire notamment —, ou moins souvent — comme l’imaginaire national, l’imaginaire du pays lui-même, qui peut accorder mythiquement une place importante aux indigènes tout en les exterminant (comme au Brésil). Dans ces États où la population indigène est une marge, il y a donc aussi un régime de colonialité. Mais ces pays combinent davantage que les premiers (les plus indigènes) structure coloniale, structure post-coloniale (reproduction contemporaine de subalternités coloniales historiquement situées), et structure capitaliste « habituelle » (MPC). Ce sont à la fois des colonies, des post-colonies et des États-nation capitalistes. Dans la même grande catégorie des États issus d’indépendance sans décolonisation, il y a donc deux régimes de colonialité (ou deux « sous-régimes », comme on voudra). Ils sont proches (États nés coloniaux) et distincts (rapport diversifié à l’indigénité).
Décolonisations sans indépendance #
Cette seconde catégorie est spatialement bien moins importante. Elle concerne des territoires dont la décolonisation s’est faite par intégration à un pays indépendant. Il s’agit de l’Inde française (Pondichéry) et portugaise (Goa) rétrocédées respectivement en 1954 et 1961 à l’Union Indienne, de Hongkong et Macao rétrocédés à la Chine en 1997 et 1999, des « départements et territoires d’outre-mer » français en principe totalement intégrés à la République française en 1946, de l’État hawaïen intégré aux États-Unis en 1959.
Mais là encore il faut distinguer deux sous-catégories : il n’y avait pas de différence majeure entre les populations de Pondichéry et de Goa et celles de l’Inde au moment de la réintégration, ou de Macao avec celle de la Chine (le cas de Hongkong est plus complexe, avec une importante minorité britannique, au moins au départ alors que les communautés portugaise et créole de Macao étaient infimes). Dans ces territoires (sauf partiellement Hongkong), la fin de la colonisation a en grande partie également signifié la fin de leur colonialité spécifique (même si non totalement26) ou du moins l’intégration à la colonialité globale de leur pays de rattachement. Les territoires rétrocédés étaient indigènes tout comme leur pays de rattachement.
En revanche, les DOM français étaient les « vieilles colonies » avec des populations très différentes de celles de la métropole puisque très majoritairement issues de l’esclavage. La colonialité dans les anciennes « vieilles colonies » françaises s’exprime alors 1°) par une créolité issue du cataclysme identitaire de la créolisation historique27 qui a finalement « fait société » à partir de ses deux classes fondamentales (maîtres et esclaves) ; 2°) par une « douleur identitaire » entre l’affirmation d’une identité propre et la conscience d’un intérêt matériel à rester dans le giron de la République française28 ; 3°) par la concomitance race/classe (un peu comme au Brésil, de ce point de vue) ; 4°) par une dépendance économique extrême envers la « métropole » et l’Union européenne ; 5°) par une méfiance envers l’État français, comme l’a montré l’hostilité massive envers la vaccination contre la Covid-19. Ici, la décolonisation — il ne s’agit plus de colonies — a signifié le maintien de la colonialité par la volonté de la métropole de maintenir ces territoires en dépendances économique (non-industrialisation, etc.29) et culturelle (subalternisation des langues créoles et non reconnaissance des populations créoles comme nations distinctes, par exemple).
Indépendances avec décolonisation #
Cette catégorie concerne toute l’Afrique et une partie de l’Asie. Il y a bien eu décolonisation puisque ces pays, auparavant partie prenante d’États impériaux européens, sont redevenus indigènes. Leurs gouvernements sont fort possiblement néocolonialistes (politique active de maintien de la subalternité envers le système-monde, etc.), mais cela n’empêche pas que, en tant que pays, ils ont bien été décolonisés. Le néocolonialisme concerne la politique des gouvernements et a évidemment un lien avec la colonialité, mais la colonie, dans le cas des colonisations de peuplement — Algérie, Angola, Mozambique, Rhodésie, Afrique du Sud (Michel, 2018) — comme dans les autres — nombreux États africains, Inde, Asie du Sud-Est — a disparu. Les pays sont d’une nature nouvelle. La colonialité y aurait-elle disparu ? La réponse est négative, pour plusieurs raisons.
La première est la question territoriale. La plupart de ces pays ont été formés à partir du territoire de la colonie — la colonie a été faite « nation » (c’est-à-dire que la « production de la nation » a été considérée équivalente à l’existence de la nation). Or le territoire colonial avait parfois peu à voir avec les nations indigènes précoloniales, la frontière pouvant passer en plein milieu d’un peuple de longue historicité. La frontière était la plupart du temps le simple fruit de la stabilisation de rivalités inter-impérialistes. Par exemple l’aire kongo, jadis gouvernée sur presque toute son étendue par l’État Kongo que les Portugais découvrirent à la fin duxve siècle, est aujourd’hui divisée en cinq territoires : sud du Gabon, sud-ouest du Congo (ex-français) et du Congo dit démocratique (ex-belge), Cabinda et deux provinces septentrionales de l’Angola. Il suffit de regarder une carte pour comprendre que le nord de l’actuel Mali n’a rien de « malien », que la bande de Caprivi servit uniquement à l’Allemagne pour atteindre le Zambèze, que la Casamance est le fruit d’accord entre la France et le Portugal, que la Somalie est amputée des trois cinquièmes de l’aire somali par la définition des frontières éthiopiennes, érythréennes et dijboutiennes, que l’Indonésie n’est rien d’autre que l’ancien empire hollandais d’Asie regroupant des peuples fort divers aujourd’hui soumis au nationalisme javanais, que les frontières birmanes et thaïlandaises n’ont souvent aucun rapport avec les peuples locaux ainsi coupés en deux, etc. Or ces territoires non nationaux ont été acceptés par les nouveaux dirigeants africains ou asiatiques parce qu’ils faisaient sens pour ces élites nées dans ou à la périphérie immédiate des appareils d’États impériaux. Ces États sont donc, souvent, non représentatifs des peuples historiquement présents sur leurs territoires. La « nation » ne peut y être construite que par la négation des nations précoloniales dévalorisées comme « ethnies », « tribus », par des politiques de modernisation autoritaire30, etc. Cela signifie-t-il qu’il faut remettre en cause les frontières coloniales pour en finir avec la colonialité territoriale ? La réponse ne peut être univoque car le temps a passé et la frontière est à la longue elle-même productrice d’identité. Mais à l’inverse, le principe de la non-remise en question des frontières coloniales (même par la voie démocratique) est à la base de nombreuses guérillas et instabilités dans ces pays. Le minimum serait de reconnaître cet état de fait et de promouvoir les nations précoloniales pour les faire entrer en « conjugaison » — et non en opposition — avec l’émergence de la nation post-coloniale dans l’objectif d’une nation de nations31. Cela impliquerait des politiques de promotion sociale et culturelle et de construction de l’appareil d’État très différentes de celles généralement menées. Naturellement, cela ne règlerait pas tous les problèmes (par exemple, le Soudan du Sud a immédiatement plongé dans la guerre civile après sa séparation d’avec le Soudan — soulignons que même le Soudan du Sud fut une construction coloniale).
Mais cette question de l’imaginaire national post-colonial a des conséquences très concrètes. Elle est liée au type de construction étatique, à l’idéologie du développement (paradigme de modernisation), aux rapports inter-ethniques au sein du territoire, au paternalisme autoritaire des élites politiques, etc.32 Cela n’est pas une simple situation conjoncturelle, mais structurelle et de longue durée. Il s’agit bien d’un régime de colonialité
Les régimes de colonialité au centre #
Les pays du capitalisme central sont-ils également caractérisés par la colonialité, alors que le MPC y est, de manière écrasante, hégémonique dans la production de valeur ? La réponse est positive mais il faut, encore une fois, distinguer des situations différentes.
Tout d’abord, il y a des pays du capitalisme central qui sont eux-mêmes le produit d’une conquête coloniale. C’est notamment le cas de l’Amérique du Nord, dont les deux États ont procédé à une conquête coloniale exactement comparable à celle que fit l’Europe occidentale en Afrique, à la différence près de la continuité territoriale . Dans ces pays nord-américains, déjà abordés dans la catégorie des colonialités de pays d’indépendance sans décolonisation, la question coloniale elle-même perdure donc, au-delà même de la colonialité post-coloniale : les peuples indigènes qui subsistent mènent toujours des luttes anticoloniales (et non seulement décoloniales). Parfois, comme dans le cas du Canada, des colons eux-mêmes ont été ensuite colonisés (cas des Acadiens et des Québécois)33. La Russie poststalinienne, devenu un pays capitaliste et impérialiste, a déjà connu ce genre de problème (anéantissement de la Tchétchénie indépendante), et le connaîtra bien plus à l’avenir, vu la grande quantité de peuples non russes de son territoire, issue de la colonisation tsariste.
Tous les États-nations modernes ont été au cours de l’histoire le fruit de guerres de conquête, mais si toute colonisation suppose conquête, l’inverse n’est pas vrai. Quand un pouvoir extérieur conquiert un territoire mais accepte immédiatement les « us et coutumes » des peuples conquis et ne les discrimine pas, il n’y a pas colonisation (pour prendre des exemples médiévaux, les Normands de Sicile ou de Grande-Bretagne sont un excellent exemple : conquête sans colonisation). Par ailleurs la longue durée de la genèse nationale dans ces pays peut avoir profondément modifié des situations, un temps coloniales ou « semi-coloniales »34.
Dans l’analyse de la colonialité — du moins dans la définition que j’ai cherché à donner —, il ne faut pas confondre colonialité et rapports capitalistes impérialistes. Quand une grande entreprise capitaliste investit dans des pays de la périphérie, c’est d’abord l’expression de la division internationale du travail capitaliste et de l’expansion du MPC. Certes, la même entreprise va vouloir profiter aussi de la situation de colonialité qui existe dans ce pays, par exemple en s’appuyant sur le pouvoir local pour exproprier des populations considérées par ce dernier comme « non pertinentes » — par exemple indigènes, ou noires quilombolas, etc. — habitant l’emplacement. Autre exemple : la présence de communautés immigrées issues d’anciennes colonies dans un pays du centre est d’abord le produit du fonctionnement « normal » du capitalisme (pouvoir disposer d’une armée industrielle de réserve pour faire baisser les salaires) et en ce sens elle n’est pas post-coloniale (ce n’est pas le produit direct de l’héritage colonial mais celui de la production contemporaine de subalternité à l’échelle internationale). Du reste, de nombreux émigrés dans tel ou tel pays du centre ne proviennent nullement d’anciennes colonies de ce pays (Espagnols, Portugais, Italiens, Polonais autrefois, Turcs, Roumains aujourd’hui, en France ; Ukrainiens et Moldaves au Portugal dans les années 1990 ; Haïtiens aux États-Unis, etc.). On ne va pas établir une muraille de Chine entre les raisons qui poussent un Bissau-Guinéen et un Ukrainien à émigrer au Portugal. Cela dit, il y a aussi une dimension post-coloniale dans une partie des cas car, la décision une fois prise d’émigrer pour des raisons de subalternité contemporaine, un Bissau-Guinéen va choisir d’émigrer plus facilement au Portugal qu’en Allemagne. Des relations sociales non capitalistes jouent ici, et il s’agit d’un aspect de la colonialité.
Enfin, plus globalement, les gouvernements du centre ont très souvent des relations « particulières » avec les élites des pays périphériques, et, dans ces relations, l’héritage colonial joue un rôle important — malgré le fait que, si cet héritage survit, c’est parce qu’il a une utilité sociale contemporaine (la « FrançAfrique » persistante en est un bon exemple), autrement il disparaîtrait rapidement. Il y a une dimension post-coloniale et de colonialité, dans un rapport qui, fondamentalement, n’est pas de cette nature mais directement lié à la division internationale du travail capitaliste.
Il n’est nullement étonnant, enfin, que la colonialité soit aujourd’hui plus ou moins insérée au capitalisme globalisé. Tendanciellement, elle perd en importance avec la généralisation du MPC mais… reste très importante pour des millions de personnes dans les pays du centre, et des milliards à la périphérie, profondément enracinée dans des historicités distinctes, dessinant ainsi une variété de régimes de colonialité.
Références #
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Voir la bibliographie donnée, en note, dans l’article de Garcia (2002), article écrit avant même le fameux livre de François Hartog (2003). ↩︎
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F. Hartog emploie explicitement l’expression « régime d’historicité » pour la première fois dans un article de 1983 sur Marshall Sahlins (signalé par Pascal Payen (2003, 296). ↩︎
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Jacques Revel (2001, 33) (cité par Abel Kouvouama (2018) ; ce dernier, étudiant les États africains, utilise pour l’aspect subjectif, la notion de « régime de subjectivité » ce qui implique que, selon lui, le « régime d’historicité » ne porte pas que sur la subjectivité, p. 3 et 14). ↩︎
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On l’a vu (note 3), Abel Kouvouama répond positivement. ↩︎
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Laurent Fourchard a récemment publié une belle étude de l’usage des notions d’historicité et de régimes d’historicité dans les études africaines, qui présente une large bibliographie de la question (Fourchard, 2021). ↩︎
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Il y a une énorme bibliographie sur la diversité des capitalismes et notamment les régimes d’accumulation. Par exemple, Colin Hay (2018) et Agnès Labrousse & Sandrine Michel (2018). Je remercie Louison Cahen-Fourot d’avoir attiré mon attention sur ces travaux. ↩︎
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Le Consejo Latinoamericano en Ciencias Sociales (CLACSO) a publié une importante anthologie de textes d’Aníbal Quijano (2014), qui est également en ligne. ↩︎
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Ce texte a eu deux publications presque simultanées et sous le même titre (Quijano 1992a, 1992b). ↩︎
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J’ai abondamment mené cette discussion dans des travaux antérieurs (Cahen 2011, 2018a, 2018b, 2022 à paraître). ↩︎
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Deux exemples à des moments différents de l’histoire en seraient la traite ibérique est-atlantique (xiv-xvie siècles) qui n’entraîna pas de conquêtes territoriales mais eut de profondes répercussions sur les États africains de l’époque ; et lesdites « Guerres de l’Opium » contre la Chine (1839-1842 et 1856-1860) et la situation découlant des traités inégaux imposés à l’empire chinois par l’Angleterre, la France et les États-Unis. ↩︎
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Bethencourt & Chaudhuri (1998) ; Subrahmanyam (2013 [1993]) ; Thomaz (2018, 2021). ↩︎
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Rappelons qu’un « système-monde » n’est pas nécessairement mondial, mais il « fait monde » dans son aire d’implantation. ↩︎
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La prise de Constantinople par les Turcs ottomans en 1453 a certainement eu des conséquences aussi importantes que 1492, interrompant la livraison d’esclaves blancs slaves à la Méditerranée occidentale et poussant à la traite atlantique des Noirs. Par ailleurs, 1492 n’est pas que la date de la « découverte » colombienne, c’est aussi celle de la chute de l’État musulman de Grenade, et donc de la fin l’approvisionnement en esclaves péninsulaires par la noblesse ibérique chrétienne, avec la même conséquence en faveur de l’expansion maritime. Sur la première traite atlantique, cf. notamment Saunders (1982), Green (2011) et Mendes (2017). ↩︎
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J’élargis ici le propos de Gilbert Achcar (2008). ↩︎
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Par exemple, l’expansion capitaliste dans l’aire récupérée du fait de la chute des pays staliniens s’est faite directement par l’expansion du MPC, sans relations dominantes de colonialité. ↩︎
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J’ai discuté en détails les thèses de Quijano dans ma thèse d’HDR (Cahen 2010). ↩︎
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Elles peuvent néanmoins être polarisantes, ce qui est différent, c’est-à-dire que leur développement, même minoritaire peut influer durablement sur toute la société mercantile. ↩︎
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La survivance de modes de production domestique fournit alors le revenu complémentaire aux misérables émoluments touchés par les travailleurs dans la sphère capitaliste. Comme exemple, on peut consulter mon étude du travail forcé dans les colonies portugaises d’Afrique (Cahen, 2015). ↩︎
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Au Portugal, un cas bien étudié fut celui de la formation de la classe ouvrière dans le textile du nord du pays, qui combina prolétarisation et activité paysanne. ↩︎
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Elles peuvent être massives — comme le travail domestique des femmes — mais ne produisent pas de valeur marchande. ↩︎
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On ne discutera pas, ici, la question de savoir si l’Asie dite soviétique (stalinienne) eut un rapport de colonialité avec le centre moscovite, qui n’était pas capitaliste. ↩︎
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N’oublions pas que, n’en déplaise aux néo-bolivariens du Venezuela contemporain, Simon Bolivar fut un indépendantiste blanc et ni un anticolonialiste ni un métis. Il était même hanté par le péril d’une pardocracia. Frédérique Langue a beaucoup publié sur le sujet, cf. par exemple « Bolivarianismos de papel », Revista de Indias, LXXVII (270), 2017, pp. 357-378. ↩︎
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Cela, malgré la bonne entente avec les voisins néobolivariens de Hugo Chavez au Venezuela (Alto & Stefanoni, 2008 ; Albó & Romero, 2009 ; Lacroix, 2012). ↩︎
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On le constatera ici, je ne donne pas au concept de décolonialité exactement le même sens que Walter Mignolo 2008a, 2008b, 2011). Pour Mignolo, la décolonialité est une posture qui permet à des subalternes de se déconnecter des epistémès du colonisateur : « La décolonialité [de-coloniality] est […] l’énergie qui ne permet pas le fonctionnement de la logique de la colonialité et ne croit pas aux contes de fées de la rhétorique de la modernité. La décolonialité a donc une gamme variée de manifestations […] et la pensée décoloniale [de-colonial thinking] est donc une pensée qui dé-lie [sic : de-link] et ouvre […] aux possibilités cachées (colonisées et discréditées, comme le traditionnel, le barbare, le primitif, le mystique, etc.) par la rationalité moderne […] » (pp. 45-46 de Mignolo, 2011). Je considère que ce que Mignolo décrit et définit ici n’est rien d’autre que l’aspect subjectif et cognitif de l’anticolonialisme, cela relève donc de l’anticolonial. Ce qui est anticolonial est aussi décolonial, mais l’inverse n’est pas toujours vrai. En effet, quand l’anticolonial s’oppose à la colonisation, le décolonial et la décolonialité s’opposent à la colonialité. ↩︎
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Sur les « expansions spectaculaires du capital dans le Sud et le Sud-Ouest des États-Unis », cf. Robert Brenner (2009). ↩︎
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Par exemple, nombre d’intellectuels indiens trouvent toujours très « colonial » le fait linguistique (ou patronymique ou architectural ou culinaire) portugais à Goa, mais ne trouvaient rien de colonial au fait linguistique anglais ailleurs… (expérience personnelle, Goa, 1999). ↩︎
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C’est-à-dire la formation de milieux sociaux exogènes (maîtres et esclaves importés) dans les territoires conquis dans le cadre de l’expansion du système-monde capitaliste mercantile. ↩︎
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Patrick Chamoiseau parle de « peuples-nations sans État » (Chamoiseau 2022) ↩︎
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Il est instructif de comparer les évolutions respectives de l’Île Maurice et de la Réunion — industrie textile et informatique chez la première, aucune industrialisation dans la seconde. ↩︎
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Cette négation globale de la pertinence des nations indigènes précoloniales n’empêche nullement les gouvernants d’avoir des attitudes ethno-clientélistes. ↩︎
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Utopie ? C’est pourtant très exactement ce qu’est le Royaume-Uni, qui inclut les nations anglaise, galloise, écossaise et nord-irlandaise (cette dernière avec une question coloniale non résolue). ↩︎
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C’est pourquoi j’ai suggéré de distinguer nationalisme — expression politique d’une nation existante — et nationisme — projet élitaire de nation post-coloniale opposée aux nations indigènes précoloniales (Cahen, 2012). ↩︎
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Ainsi, le militant socialiste québécois François Moreau écrivait en 1989 que « L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones hors-Québec qui ont tous été réduits à un statut subordonné et placé sous la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne et de son État central à Ottawa. Ces nations continuent d’être opprimées plus de cent ans après la fondation de la Confédération » (Moreau, 2002 [1989]). Alain Deneault considère pour sa part que les Québécois furent/sont bien des colons, mais réserve la catégorie de colonisés aux peuples autochtones (Deneault, 2020). On peut en discuter. Mais en tout état de cause, si les francophones du Canada ne sont pas des colons ensuite eux-mêmes colonisés, ils sont restés dans un rapport de colonialité avec le pouvoir central. ↩︎
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Michel Rocard, qui en était un bon spécialiste, avait peu ou prou qualifié la situation corse de « semi-coloniale » (des traits typiquement coloniaux existaient sur le plan économique, par exemple, mais les Corses n’ont jamais été soumis à l’indigénat). ↩︎