Première partie — mises en perspective théoriques
Les études postcoloniales « lusophones » dans les universités européennes
Résumé
Longtemps ignorées par la critique française, les études postcoloniales ont pris beaucoup de temps à s’introduire dans les universités en France. Bien qu’elles continuent encore aujourd’hui à faire l’objet de nombreuses critiques, les intellectuels sont toutefois plus nombreux à leur reconnaître, au minimum, une contribution intéressante aux débats actuels. Au Portugal, il est possible de constater une même forme de résistance, liée encore une fois à des doutes sur la pertinence de l’appareil théorique qui accompagne ces théories dans le contexte lusophone. D’autre part, il est également important de souligner l’influence des théories décoloniales, principalement venues du Brésil, et qui participent à la complexité des débats. Nous nous proposons donc, dans cette étude, de chercher à mettre en lumière la complexité des débats post-coloniaux dans les universités portugaises en faisant un état des lieux de la critique post-coloniale à propos des pays africains de langue portugaise et des fondements théoriques sur lesquels elle repose.Écrire à propos des études postcoloniales « lusophones » en Europe est un projet à première vue utopique. En effet, le titre pose immédiatement plusieurs problèmes d’ordre épistémologique, le premier concernant l’emploi du terme « lusophone », le second celui de « postcoloniale ». Si en Europe, les termes francophonie et anglophonie semblent largement assimilés, les universitaires portugais continuent à privilégier, de leur côté, le terme PALOPs pour désigner les pays africains de langue officielle portugaise. Le terme « lusophone » est en réalité bien plus utilisé par les autres pays européens qu’au Portugal puisqu’ils établissent des parallèles avec les autres textes Xphones que les études postcoloniales comparent. Dans le cadre de la lusophonie, les réticences concernant l’emploi de ce mot ont toujours été les mêmes : malgré le temps et l’évolution des organisations politiques et sociales dans le monde, le mot lusophone est et restera basé sur une construction lexicale qui renvoie forcément à l’image amère du vieil empire colonial portugais.
D’autre part, il est également intéressant de constater comment la langue portugaise révèle des dissonances avec, par exemple, l’emploi que les littéraires francophones font du terme « postcolonial ». En France, il existe une distinction entre le terme « postcolonial » sans tiret (les études) et « post-colonial » avec tiret (la période)1. Cette distinction ne s’opère pas de la même manière au Portugal où les critiques privilégient habituellement le terme « pós-colonial » (avec généralement un tiret) pour désigner une chose et l’autre2. Si cet exemple peut sembler anecdotique, il n’en reste pas moins, à mon avis, une illustration des difficultés avec lesquelles les études postcoloniales peinent à se développer dans le pays.
Cette question va, bien entendu, bien plus loin et est bien plus complexe que cela. Au Portugal, comme en France d’ailleurs, de nombreux chercheurs ont en effet eu des réticences à voir ces études « débarquer » dans leurs universités. En France, les premières critiques dirigées à l’encontre des études postcoloniales tournaient généralement autour des mêmes questions : la remise en cause du poids scientifique de cette approche, les doutes au sujet de l’emploi de connaissances historiques à des fins politiques ou encore les suspicions quant à l’intérêt de confronter la République à son passé colonial. Considérées surtout comme des études provenant des départements de littérature des pays anglophones, les chercheurs français ne voyaient pas d’un très bon œil ces analyses qui échappaient à leurs traditions scientifiques et ignoraient la diversité des contextes coloniaux, ce dernier point étant peut-être l’argument le plus avancé.
Ce ne fut pas un hasard si les textes des premiers penseurs tels que Homi Bhabha ou Gayatri Spivak ont pris beaucoup de temps à être traduits en France.
Mais qu’en est-il de la pensée postcoloniale aujourd’hui ? Lorsque cette dernière est apparue dans les années 80, elle provenait d’une jeune génération d’intellectuels originaires des pays du sud, qui manifestaient leur désaccord vis-à-vis des discours hégémoniques occidentaux, encore empreints de culture coloniale. Ce désaccord était lié au contexte politique (et idéologique) de l’époque dans la mesure où les pays riches n’avaient jamais cessé d’exercer leur suprématie sur les pays anciennement colonisés.
Influencés par la pensée postmoderniste, ces auteurs se sont exercés à la mise à distance critique vis-à-vis des discours hégémoniques. Les théories poststructuralistes leur auront été également d’un grand soutien dans l’exercice de la déconstruction de la critique du colonialisme. Selon Jacques Pouchepadass (Smouth 2007,187-188), la légitimité de ces écrivains et penseurs « de style occidental », perçus comme des intermédiaires dans le commerce culturel avec les pays périphériques, se posaient également. De nos jours, il est vrai qu’il est difficile de peindre un ensemble théorique à l’image des études postcoloniales. Elles se composent d’une multitude d’auteurs originaires des pays du nord et du sud, issus de différentes disciplines. Un important leg théorique est désormais associé à ces travaux qui ont fini par suivre différents chemins et par se propager un peu partout dans le monde.
Existe-t-il un avant/après les études postcoloniales ? La réponse semble positive. En France, Jacqueline Bardoph l’avait déjà très bien montré dans son livre Études postcoloniales et littérature lorsqu’elle expliquait qu’il était désormais impossible d’ignorer l’héritage d’Edward Saïd. En montrant dans l’Orientalisme la façon dont le discours sur l’Orient n’était autre qu’une projection de l’Occident, une construction discursive qui visait à essentialiser et à figer une image plutôt que de la décrire dans sa réalité complexe. Peut-on désormais nier l’apport de la pensée de Gayatri Chakravorty Spivak lorsque cette dernière, en s’inspirant de la déconstruction derridienne, montre la dichotomie entre la marge et le centre et dénonce les inégalités des rapports sociaux de genre dans ses Subaltern Studies ? Ajoutons, enfin, l’importance des notions d’ambivalence, d’hybridité et de différence de Bhabha qui auront eu au minimum le mérite de mettre en avant une réflexion quant aux relations (ni transparentes, ni binaires) entre les discours coloniaux et postcoloniaux.
En littérature, les écrivains et critiques continuent à dénoncer une vision eurocentrée du monde et utilisent différentes formes subversives (discontinuités, polyphonie, pastiche, collage) et de contre-discours pour lutter contre toute forme d’autorité. On étudie l’évolution des mentalités et des imaginaires ; la situation des diasporas, des immigrés, l’apparition de nouvelles formes de domination/résistance afin de combattre les rapports de domination idéologique et/ou issus de l’histoire coloniale. Le discours reste le lieu de prédilection des analyses postcoloniales : les processus d’énonciation, la langue, l’univers du discours, l’approche sociologique qui montre les relations de cause à effet font partie des nombreuses stratégies de lectures qui poursuivent leurs luttes contre l’hégémonie occidentale. A cela s’ajoute la critique d’une vision du monde globalisée qui se présenterait comme une nouvelle forme de globalisation culturelle, une sorte de néo-impérialisme au service d’une économie mondialisée, dominée par la communication et la manipulation des images. Bien que les études postcoloniales aient perdu de leur souffle, notons que les thématiques abordées restent d’actualité.
Lors d’un article intitulé « les littératures postcoloniales lusophones 3» (Dos Santos 2011, 75-93) publié dans un numéro spécial sur les études postcoloniales en France, j’ai tenté de montrer comment les littératures africaines en langue portugaise pouvaient « s’encadrer » dans l’approche postcoloniale. L’exercice était périlleux et ambitieux. En effet, la question des études postcoloniales dans le contexte « lusophone » a beaucoup reposé sur le succès des analyses du sociologue portugais Boaventura Sousa Santos, notamment en Europe et dans les Amériques. La pensée de B. Sousa Santos (Godrie 2017, 143-149) se caractérise par le regard critique qu’il porte sur l’épistémologie eurocentriste et hégémonique des pays du Nord capitalistes. Par « épistémologies du Sud », il cherche à comprendre les productions des connaissances qui émergent au fur et à mesure des actes de résistance des groupes sociaux soumis à l’injustice, à l’oppression du capitalisme, au colonialisme ou au patriarcat. Les épistémologies du Sud deviendraient alors des lieux d’expression pour ces groupes opprimés, afin qu’ils puissent représenter le monde tel qu’il leur appartient. Il s’agit, entre autres choses, de rendre visible les exclusions (sociologie des absences) provoquées par le rejet du système hégémonique en place. Les connaissances seraient alors établies avec l’autre, et non pas sur l’autre ou à propos de l’autre.
En France comme dans de nombreux pays, un des articles les plus souvent référencés à propos du postcolonialisme lusophone est justement son étude « Entre o Prospero e Caliban : colonialismo, pós-colonialismo e inter-identidade » (Sousa Santos 2001, 23-85), un texte qui a également connu beaucoup de succès au Brésil et au Portugal. L’auteur y analise les spécificités du colonialisme portugais, un pays qui aurait toujours été un pays semi-périphérique dans le système économique capitaliste, voire presque une colonie (dépendant notamment de l’Angleterre), et dont le colonialisme apparaît comme une sorte de colonialisme secondaire ou subalterne. Cette situation expliquerait pourquoi le Portugal a développé une politique colonialiste sans chercher à l’adapter au système capitaliste, en plein essor ailleurs. Boaventura de Sousa Santos complète son analyse en rappelant que le discours colonial portugais lui-même était subalterne, ce qui expliquerait pourquoi l’histoire du colonialisme (depuis le XVIIe siècle) s’écrit surtout en anglais et non en portugais. Ce texte montre les problèmes de représentation que le colonisateur portugais aurait rencontré, en tant que sujet colonisé par les Britanniques, ce qui en faisait un colonisateur peu efficace et secondaire. Pour le sociologue, la relation entre le colonisateur portugais et le colonisé était ambivalente, disons plus hybride, que celle établie par le colonialisme anglais. Il démontre ainsi que le colonialisme portugais n’a pas adopté la même politique colonisatrice que les autres pays européens et qu’il se situe dans un espace-temps spécifique, caractérisé par la porosité et l’hybridation. D’où l’importance du processus inter-identitaire à l’œuvre dans le postcolonialisme lusophone.
Suite à sa popularité, cette étude a également connu de nombreux revers, faisant l’objet d’un certain nombre de critiques, dans la mesure où la représentation d’un colonisateur portugais en demi-teinte était de plus en plus remise en question3. S’il est clair que l’intention de Boaventura Sousa Santos était de chercher à rendre compte des spécificités d’un colonialisme portugais longtemps ignorées (ou incomprises ?) dans le monde occidental, l’image d’un « colon-subalterne » a laissé un certain nombre de chercheurs quelque peu dubitatif, aussi dépendant eut-il été de son allié anglais.
Il est également intéressant de voir comment surgissent au Portugal des études qui, au même titre d’un postcolonialisme à la française (Bancel et Blanchard 2017, 53-68), s’interrogent sur l’évolution de la pensée postcoloniale au sein de l’ancien pays colonisateur. A titre d’exemple, l’œuvre Uma história de regressos, Império, guerra colonial e pós-colonalismo de Margarida Calafate Ribeiro a fait partie des premiers ouvrages à s’intéresser à l’histoire des « retornados », les anciens colons portugais, qui sont retournés vivre au Portugal à la suite des indépendances. A l’instar des analyses françaises, les études postcoloniales « à la portugaise »4 s’ouvrent à des questions importantes telles que celles liées à l’immigration issue des anciennes colonies, la banlieue, le métissage, l’intégration et le racisme.
La question du postcolonialisme « à la portugaise » (pour reprendre ici l’expression française) suppose un regard sur le passé historique de ce pays qui continue à dénoncer les difficultés que ce pays rencontre avec son passé colonial. L’exercice n’est pas nouveau, et manque malheureusement d’originalité. En effet, des études post-coloniales continuent à se développer dans les pays anciennement colonisateurs et à faire polémique. D’un point de vue extérieur, il est intéressant d’observer comment la question de la représentativité du Portugal se pose de façon systématique, les lectures et les interprétations variant selon les pays et les époques.
Ce point me semble d’autant plus fondamental que la question de la représentativité du colonialisme portugais est restée fortement marquée par les discours qui ont circulés à l’époque de la dictature, à l’instar de la fameuse théorie luso-tropicaliste de Gilberto Freyre. En effet, la doctrine du sociologue brésilien s’appuyait sur le fait que le colonialisme portugais a été mené avec une idéologie qui lui était propre, et reposait sur la naissance d’une civilisation profondément multiraciale. Cette idéologie a été utilisée par António de Oliveira Salazar pour montrer et justifier les bienfaits de la politique coloniale portugaise dans les territoires africains (cachant ainsi d’autres réalités ultranationalistes). Le fait qu’une des premières objections qui ait été dirigée contre l’article de Boaventura Sousa Santos soit justement la comparaison avec cette dernière ne me semble pas anodine. Le paysage intellectuel portugais ayant longtemps été étouffé par les discours officiels de l’Estado Novo afin de justifier sa présence en Afrique et y maintenir ses intérêts, ces discours reposaient généralement sur une représentation d’un Portugal bienfaiteur, proche de ses peuples colonisés, la pratique du métissage étant une preuve de ces propos. L’impact de la théorie du luso-tropicalisme fut tel qu’il continue à exister aujourd’hui des méfiances vis-à-vis de toute tentative de représentation de la colonisation portugaise qui puisse l’enfermer dans un essentialisme visant à servir des intérêts politiques et économiques.
Il est intéressant de mettre ici en perspective la pensée du philosophe portugais Eduardo Lourenço qui s’est toujours opposé, lorsqu’il s’agissait de penser à l’histoire du Portugal, à une quelconque exceptionnalité coloniale portugaise. Pour le philosophe, il est important de distinguer ce qui relève d’une colonisation idéalisée à ce que fut la colonisation réelle. La notion de colonisation n’étant rien autre qu’une forme d’exploitation de terres et de populations, « acompanhada da tentativa mais radical ainda da despossessão do seu ser profundo. » (Lourenço 2014, 66), l’histoire de la colonisation a été accompagnée par une mystification coloniale qui cherchait à valoriser cette réalité.
Eduardo Lourenço montre également comment la conscience nationale peut souffrir d’une hypertrophie qui déforme tantôt de manière positive, tantôt négative, l’autoconscience afin de régler ses propres conflits. La « mission civilisatrice coloniale » justifiait les valeurs d’un pays dont les frontières ont été établies entre la reconquête de la Péninsule ibérique et la « conquête » coloniale. L’image d’un colon bon et bienfaiteur participait donc à cette conscience nationale hypertrophiée.
La pensée d’Eduardo Lourenço mérite une attention particulière lorsque l’on réfléchit aux théories postcoloniales au Portugal. Il ne s’agit bien évidemment pas ici de faire une confrontation qui s’avèrerait insatisfaisante de la pensée de Lourenço à celle de Boaventura de Sousa Santos, mais plutôt de comprendre, avant toute chose, l’importance de la question de la représentativité dans l’imaginaire portugais. En effet, l’auteur offre une réflexion sur l’identité nationale du Portugal à partir d’analyses sur les images que le pays s’est fait de lui-même depuis des siècles. Cette approche propose dans le fond une lecture de l’imaginaire sociale portugais qui se concentre sur les représentations symboliques construites. Comme dans toute nation, le Portugal s’est forgé un passé originel afin de comprendre le présent et de se projeter dans l’avenir. Le temps réel est clairement différencié dans cette étude de l’imaginaire, non pas pour que ce dernier vienne remplir un vide mais pour répondre à une quête d’identité. Le philosophe insiste toutefois sur le fait que dans le cas du Portugal, il n’y a pas eu de problèmes d’identité (Lourenço 2014, 301). Au contraire, une sorte de « super identité » aurait surtout provoqué des problèmes avec son image. La pensée d’Eduardo Lourenço suggère dans le fond l’analyse de l’évolution des représentations que le pays s’est fait de lui-même et qui se sont modifiées avec le temps et selon les situations. Ces images auraient vacillé entre dépression et idéalisation, et auraient rencontré leurs plus grandes difficultés d’autoreprésentation surtout vers le XIXème siècle, quand le pays s’est vu dans l’obligation de se comparer aux nouvelles nations hégémoniques de l’Occident. Cependant, là encore, le pays aurait fini par tirer une certaine fierté de sa marginalité, en véhiculant à la même époque une image idéalisée et bucolique d’un jardin tranquille en bord de mer (Lourenço 2014, 303). D’après l’auteur, António de Oliveira Salazar a d’ailleurs su utiliser cette représentation pour créer une image équilibrante du pays, entre modernité extérieure et ruralisation spirituelle (Lourenço 2014, 304), ajoutant à cela le culte de l’Empire colonial. Il véhiculait alors l’idée que le Portugal était un petit pays modeste mais gouverné avec efficacité, riche de sa dimension impériale (imaginée) qu’il avait rétablie, et qui justifiait l’idéologie culturelle de l’époque (Lourenço 2014, 304). Si les représentations symboliques nationales sont des phénomènes qui accompagnent l’histoire d’un pays et viennent répondre à des interrogations sur la place que cette nation occupe dans le monde, il est possible de voir ici la dangerosité des manipulations politiques de ces images qui ont servi le dessein d’un dictateur dont la politique a duré plus de trente ans, et dont l’impact a été considérable sur la population, même après son renversement.
Les réflexions d’Eduardo Lourenço nous semblent d’une grande importance pour comprendre les enjeux qui entourent les questions liées aux représentations de la colonisation portugaise. L’auteur se concentre que les mécanismes qui ont forgé ces représentations et met en avant les continuités et les ruptures. Sa réflexion met en lumière les complexités historiques, culturelles et politiques qui circulent autour de ces images qui, sans vigilance, peuvent venir à être réduites à des stéréotypes ou à des exotismes.
Lorsque l’on observe les études qui portent sur les littératures africaines de langue portugaise au Portugal, il est possible d’observer actuellement la multiplicité de ces approches. Bien que des critiques importants aient pu montrer des réticences face aux études postcoloniales qu’ils perçoivent comme une sorte d’utopie culturelle qui écarte, mais n’efface pas, les réalités locales (Pires Laranjeira) ou comme une forme de normalisation du monde, tournée vers un pseudo « universalisme » qui ne respecterait justement pas les diversités culturelles (Inocência Mata), il reste certain que les théories portant sur les relations de pouvoir et de domination ont été lues et analysées par les intellectuels portugais et africains qui s’y trouvent, toujours attentifs et curieux des circulations des savoirs et des apports théoriques en vogue. Notons, cependant, que dans la continuité de notre réflexion sur les études postcoloniales dans les pays de langue portugaise, et en accord avec les analyses de Margarida Calafate Ribeiro, notamment dans son article « Pensar a partir da literatura – da importância dos estudos ibero-americanos », il est également important de souligner l’impact que les études ibéro-américaines ont eu au Portugal. En effet, l’auteur montre comment les intellectuels d’Amérique latine ont été fondamentaux quand il s’agit de réfléchir à une spécificité portugaise par rapport au nouveau monde européen :
Il suffit de penser à la définition donnée dans les années 1930 par Buarque de Holanda à propos du Portugal et de l’Espagne comme les “territoires ponts” par lesquels l’Europe communique avec les autres mondes, et aujourd’hui, à toutes les théories sur les frontières ou à la visualisation du Portugal comme une semi-périphérie, comme l’affirme Boaventura de Sousa Santos, pour voir à quel point ces penseurs latino-américains sont fondamentaux lorsque nous voulons réfléchir à la spécificité du Portugal et de l’Espagne par rapport au Nouveau Monde et à l’Europe. (Calafate Ribeiro 2009, 63)
L’auteur cite justement, à titre d’exemple, des penseurs portugais tels que le philosophe Eduardo Lourenço ou le sociologue Boaventura Sousa Santos, pour montrer comment les penseurs latino-américains les ont toujours influencés, notamment à partir des concepts d’ « entre-lieu » et de « différenciation » chers à Silviano Santiago. Qu’il soit « semi-periphérique » (BSS) ou « moins central » (EL), le fait est que le pays continue à être pensé aujourd’hui encore à partir de sa différence, et/ou tout au moins à partir d’une certaine « marginalité » par rapport au centre.
Arrivée de façon plus tardive au Portugal, certainement en raison de l’isolement culturel lié à la dictature, la pensée décoloniale a également eu une incidence certaine auprès des critiques lusophones. La pensée décoloniale qui s’appuie sur la notion de décolonialité et a apporté une vision critique de la production scientifique et culturelle occidentale, de sa hiérarchie des savoirs et de ses silences, propose une lutte pour une décolonisation globale à partir d’une décolonisation de la politique des savoirs (Mignolo), du pouvoir (Quijano) et de l’être (Maldonado-Torres). L’influence de ces penseurs est désormais évidente et assumée dans la pensée de Boaventura Sousa Santos par exemple.
En Europe, il est intéressant d’observer la réception qui fut accordée aux théories postcoloniales lusophones, et plus particulièrement aux analyses de Boaventura Sousa Santos. En France, l’historien français Michel Cahen est peut-être le critique qui affirme de façon plus tranchée sa position sur l’existence d’un postcolonialisme lusophone (Cahen 2022) basée sur les théories du sociologue portugais. A partir de l’approche marxiste de l’histoire qui est la sienne, il s’oppose à une certaine conception de l’épistémologie des Suds, estimant que les rapports dominants/dominés doivent être perçus de façon globale. Il voit chez le sociologue portugais la formulation d’un nouvel essentialisme, situant le Portugal à un statut semi-périphérique que l’historien lui refuse. Ce débat est partagé par d’autres chercheurs tels que Roberto Vecchi en Italie (ou Ana Paula Ferreira aux États-Unis).
Dans un volume publié en Angleterre, intitulé Postcolonial Theory and lusophone literatures (Medeiros 2007), il est également intéressant d’observer les débats et prises de positions vis-à-vis des théories de Boaventura Sousa Santos. Si certains préfèrent se tourner vers la perspective philosophique d’Eduardo Lourenço, voyant dans sa réflexion une vision plus nuancée de la colonisation portugaise, il nous parait cependant important de souligner ici la valeur et l’impact des travaux du sociologue portugais qui, dans son domaine de recherche, restent au centre des pistes de réflexions.
Si aujourd’hui il nous semble effectivement difficile de se référer à un postcolonialisme lusophone qui se rapporterait principalement et uniquement à l’apport du sociologue portugais Boaventura Sousa Santos, il serait également excessif, voire incompréhensible, d’ignorer l’existence de réflexions post(dé)-coloniales en ce qui concerne les pays de langue portugaise. Dans le domaine des études littéraires africaines, les références à H. Bhabha, D. Chakrabarty, S. Hall, E. Lourenço, A. Mbembe, W. Mignolo, A. Quijano, E. Said, B. Sousa Santos, G. C. Spivak, entres autres, sont largement lues et partagées dans les bibliographies des articles scientifiques qui portent sur le sujet. Toutefois, plusieurs chercheurs continuent, comme en France, à ne pas voir une issue favorable à ces études. Ces réticences s’appuient sur des interrogations liées à une hégémonie des savoirs où les études « lusophones » n’y trouvent pas la place qu’elles méritent. Cela ne signifie pas, toutefois, qu’il n’existe pas un intérêt scientifique dans les pays de langue portugaise, de la part de ceux qui partagent des préoccupations et des valeurs communes à ceux qui souhaitent penser autrement le monde d’aujourd’hui. De grands noms de la littérature portugaise tels que António Lobo Antunes ou Lídia Jorge peuvent d’ailleurs être considérés aujourd’hui comme des écrivains « post-coloniaux ». Cette constatation s’applique bien évidemment également aux auteurs de cinq pays en Afrique ou au Brésil. Les approches post et décoloniales que l’on trouve auprès des critiques qui s’intéressent aux pays de langue portugaise en Europe attestent de champs de recherche qui continuent à se battre contre les démons d’un idéal colonial profondément raciste, violent et injuste et dont les répercussions continuent à être néfastes, même au sein des pays anciennement colonisateurs.
Références #
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En France, cette distinction était faite en 2000 par Boniface Mongo Mboussa (entre autres critiques ) : « Suite aux études littéraires nord-américaines consacrées aux littératures minoritaires (minority) et aux théories postmodernes élaborées par des philosophes français (Jean-François Lyotard, Jacques Derrida, etc.), les critiques anglo-saxons les plus influents (Homi Bhaba, Henri Louis Gates, Edward Saïd, Helen Tiffin, etc.) ont élaboré une théorie, le postcolonialisme, que l’on pourrait systématiquement définir comme un concept examinant de façon critique la relation coloniale. Pour analyser les littératures issues du Tiers monde, ces théoriciens distinguent le terme post-colonial (avec trait d’union) qui désigne la période suivant la colonisation et postcolonial, qui renvoie aux thèmes et stratégies littéraires que les écrivains ressortissants des pays du Sud mettent en scène pour résister à la perspective coloniale voire eurocentriste de l’Histoire. » (Mongo Mboussa 2000, 3). ↩︎
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Cette constatation est criarde par exemple dans le recueil d’essais organisé par Manuela Ribeiro Sanches. (Ribeiro Sanches, 2005, 7-21) ↩︎
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Voir à ce sujet les travaux d’Ana Paula Ferreira et de Roberto Vecchi, entres autres critiques. ↩︎ ↩︎
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L’historien français Michel Cahen reprend ce titre en s’interrogeant sur l’existence d’études postcoloniales « à la portugaise » lors du colloque « Déclinaisons du post-colonial dans les espaces culturels de langue portugaise et le monde : théories, émancipations et nouvelles représentations », réalisé les 7 et 8 avril 2021 à l’Université Bordeaux Montaigne. ↩︎