Deuxième partie – circulations intellectuelles
« Les branches nues de la frêle caatinga » : Graciliano Ramos ré(ins)crit le Brésil en France (1956-1998)
Résumé
Ce texte traite de la façon dont l’écriture de Graciliano Ramos à propos du Brésil s’est inscrite en France. Ainsi, il est divisé en trois parties. Dans la première, un panorama de l’après Seconde Guerre mondiale est contextualisé, période où diverses politiques culturelles ont été initiées pour rétablir les liens entre l’Europe occidentale et ce que l’on appelle désormais le Sud global. Le pont littéraire de la traduction fut l’une des actions permettant de rendre objective la paix entre les peuples, qui, tout en permettant le partage d’expériences esthétiques différentes, reproduisait toutefois également des perspectives subalternisantes et fétichistes de ce Sud. La deuxième partie analyse comment les traductions de Graciliano Ramos dans « La Croix du Sud », un projet éditorial de Gallimard, mené par Roger Caillois, ont renforcé les stigmates de l’injustice, de la misère et de la faim au Brésil. Dans la troisième partie, la consécration de Graciliano Ramos est évoquée à partir de l’élargissement de son héritage éditorial, diffusé par la collection « Du Monde Entier » de Gallimard, et de la présence de “Vidas Secas” dans les débats du champ intellectuel français. Enfin, l’on soutient l’hypothèse selon laquelle le binôme du titre suscite des réflexions sur les relations asymétriques entre le Nord et le Sud de la République des Lettres et des subalternités contemporaines.Ponts littéraires Nord-Sud : entre la paix, la misère et les relations antipodes #
Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, événement qui avait conduit les sociétés européennes vers l’abîme social, économique et politique, les liens entre les pays européens et d’autres pays de différents continents se sont rapidement et intensément ravivés. Le cas de la France et de l’Amérique latine illustre notamment le rétablissement des échanges politiques et économiques, avec la reprise des programmes de coopération initiés dans les années 1930, et la réinvention des emblèmes de l’Amérique latine, ayant pour ambition d’approfondir les relations atlantiques fondées sur des relations institutionnelles et des structures politiques qui promeuvent un champ culturel « proprement franco-latino-américain » (Guerrero 2018, 201-202).
La production scientifique progresse grâce à la fondation de centres de recherche – comme l’Institut français d’Amérique latine (IFAL), ouvert d’abord au Mexique en 1944 puis au Chili en 1947 ; le Centro Francés de Estudios Andinos (IFEA), au Pérou, en 1948 ; l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine (IHEAL), entre autres entités – qui aspiraient à produire leur propre savoir, depuis et sur l’Amérique Latine, sans passer au crible des institutions nord-américaines ou britanniques (idem).
Outre les institutions focalisées sur la réflexion sur l’Amérique latine, la visibilité du Brésil en France a progressé de manière plus circonscrite, comme le souligne Ian Merkel. Grâce aux travaux d’intellectuels français revenus de leurs expériences brésiliennes, principalement à l’Université de São Paulo, on assiste à un essor des études sur le Brésil. Au Collège de France, à la 6e section nouvellement créée de l’École Pratique d’Études Supérieures (prédécesseur de l’EHESS), au Musée de l’Homme, à la Revue des Annales, plusieurs intellectuels ont mis Brésil au cœur de leurs analyses (Merkel 2022, 134). C’est précisément à ce moment-là que, comme le soulignent également Merkel, Paul Rivet et Paulo Duarte, ainsi que d’autres intellectuels français importants, un nouveau centre au Musée de l’Homme appelé Institut Français des Hautes Études brésiliennes a été inauguré (idem, 136).
Ce mouvement intellectuel a également traversé les « veines littéraires ouvertes », cependant dans des programmes et selon des objectifs différents. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), fondée comme l’un des organes principaux des Nations Unies (ONU) pour promouvoir la paix, la démocratie et la compréhension entre les peuples, a lancé, en 1948, un programme de diffusion des cultures et connaissances non occidentales, appelé « Collection d’Œuvres Représentives » (Furtado 2019).
Ce programme a encouragé les éditeurs et les imprimeurs à commencer à traduire des classiques et des œuvres plus récentes d’Asie et d’Amérique latine, élargissant le marché européen de la traduction vers d’autres régions, toutefois sans recouvrir certaines zones périphériques telles que l’Afrique subsaharienne (Sapiro 2020).
Face aux asymétries liées aux publications, les discussions se sont élargies. Suite au discours de l’ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor à l’UNESCO en 1981, dans lequel il proposait de renforcer la conservation, le traitement et la transmission des manuscrits modernes d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique, initiée auparavant par l’Association des amis de Miguel Angel Asturias, en 1974, une série d’éditions critiques paraîtra, ayant pour fonction de défolkloriser, déprovincialiser et décoloniser le regard sur la culture et sur les peuples latino-américains et caribéens.
Ainsi, les « Archives de la littérature latinoaméricaine et africaine du XXe siècle » virent le jour dans les années 1980, ayant pour mission de conserver, de traiter et de diffuser des manuscrits modernes et des ouvrages d’analyse textuelle et contextuelle d’auteurs de régions sous-représentées dans les « Œuvres représentatives ». Plus précisément, la proposition des « Archives », subventionnées par la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Argentine, le Brésil, la Colombie et le Mexique, ainsi que par un fonds de l’UNESCO, était de publier 110 livres latino-américains en 10 ans, et de les diffuser dans 22 pays d’Amérique du Sud, d’Amérique centrale et des Caraïbes. Bref, le programme de la collection consisterait à la fois à répondre aux espoirs globaux d’une paix durable placée dans l’hémisphère sud, et à dépasser l’appréhension d’une littérature restreinte à la nation, formant ainsi un champ littéraire transnational, centré de préférence de l’Amérique latine et de l’Afrique.
Cependant, la publication a pris du retard, et des modifications de certains ouvrages ont été réalisées par rapport au projet initial de mai 1983, lorsque le comité scientifique des « Archives » avait décidé des titres à publier. Parmi les œuvres brésiliennes, l’on recensait, à cette époque : Macunaíma, de Mário de Andrade ; Libertinagem, de Manuel Bandeira ; Os Sertões, de Euclides da Cunha ; Grande Sertão : Veredas, de Guimarães Rosa ; Fogo Morto, de José Lins do Rego ; A paixão segundo G.H., de Clarice Lispector ; Contos, de Machado de Assis ; Vidas Secas, de Graciliano Ramos ; Crônica da Casa Assassinada, de Lúcio Cardoso ; Memórias de um sargento de milícias, de Manuel Antônio de Almeida ; Manifestos e Poesia, de Oswald de Andrade et Novelas, de Lima Barreto.
Tout indique que les titres de littérature brésilienne ont été intégralement choisis par Antonio Candido et Celso Cunha, les seuls brésiliens faisant partie de ce comité international de 1983. Il est important de souligner que des thèmes centraux, chers aux interprétations littéraires brésiliennes, tels que ceux faisant référence aux soi-disant « couleurs locales », à savoir les inégalités sociales, les pouvoirs des élites locales et nationales, la sécheresse, la faim et la violence, ont été privilégiés selon des perspectives esthétiques variées. Compte tenu des problématiques travaillées artistiquement, on peut supposer que les titres brésiliens sélectionnés étaient des représentations fétichistes de la misère, et non uniquement du pays.
En effet, la subalternité, héritage des dynamiques entre colonialismes et colonialités (Cahen 2018), a été l’un des points sensibles dans la reconstruction de ce monde d’après-guerre. On pourrait supposer que l’exotisme du Sud, avec ses problèmes sociaux et politiques et sa pluralité culturelle, contribuerait à minimiser l’ignorance du Nord vis-à-vis de cette région, tout en permettant l’avancement de sa perspective antipode, comme le suggère Lévi-Strauss1.
Ainsi, ce texte s’interroge sur le sens des ponts construits entre la littérature latino-américaine et les produits éditoriaux élaborés par les Français, s’intéressant spécifiquement à la sélection du titre de Graciliano Ramos choisi pour composer le projet éditorial. Ce titre pointe vers un binôme qui résume en grande partie une vision à long terme de la France sur le Brésil : Vidas Secas - littéralement, « vies sèches ». Cependant, le titre donné au volume suite à sa traduction est encore plus représentatif de ce regard : « Sécheresse ». Le binôme est exclu, toute référence à la vie est extraite. Aux yeux de l’entreprise d’édition française, il ne reste que la sécheresse, « les branches nues de la frêle caatinga » et des personnages comme Fabiano, qui « rétrécissait en présence des Blancs et se prenait pour une chèvre ».
Ce ne fut cependant pas la première fois que l’œuvre de Graciliano Ramos attirait l’attention des éditeurs français. Depuis les années 1950, les livres de cet auteur étaient traduits en France, d’abord dans une collection de chez Gallimard dédiée exclusivement aux intellectuels latino-américains, « La Croix du Sud ».
La « Croix du Sud », Graciliano et l’ « apprentissage de l’injustice » #
« Apprentissage de l’injustice ». Ce fut l’expression utilisée par Roger Bastide pour désigner l’œuvre de Graciliano Ramos dans un texte publié à l’occasion de la réédition des œuvres complètes du romancier, chez José Olympio Editora, en 1957. Bastide prononça en effet cette sentence au sujet du titre Infância, enfance. Cette définition peut certainement être considérée comme l’une des manières les plus précises d’illustrer le choix des titres d’auteurs brésiliens inclus par Gallimard dans la collection « La Croix du Sud ».
Cette collection visait à rassembler le canon intellectuel de plusieurs pays d’Amérique latine, sous la direction de l’intellectuel français Roger Caillois qui, au moment de l’inauguration de l’entreprise éditoriale, revenait d’un séjour de cinq ans à Buenos Aires, où il s’était d’abord rendu à l’invitation de son amie Vitória Ocampo (1890-1979). Ce séjour sur le continent latino-américain l’avait mis en contact avec plusieurs intellectuels de la région. De retour dans son pays natal en 1948, Caillois prend un poste à l’UNESCO, où son rôle est de diffuser la littérature latino-américaine en Europe au sein du programme susmentionné d’« Œuvres Représentatives », à travers la direction de la sous-série « Ibéro-Américaine ».
Pourtant, avant même de travailler à l’UNESCO, Caillois avait signé, en 1945, un contrat avec la maison d’édition Gallimard pour diriger une collection de livres d’auteurs latino-américains, et précisément le projet intitulé « La Croix du Sud ». Les termes de l’accord garantissaient l’exclusivité à l’éditeur et déterminaient qu’au moins quatre titres devaient être imprimés par an (Mérian 2014 : 4).
La maison d’édition parisienne était le lieu idéal pour une telle entreprise, car elle était l’une des maisons qui incarnait le mieux une certaine vocation internationaliste. Son catalogue avait été conçu, dès l’origine, dans une perspective visant à se transformer en bibliothèque universelle, ce qui conduisit l’éditeur à créer, en 1931, la collection intitulée « Du Monde Entier », dont l’objectif était « d’offrir aux lecteurs la possibilité d’accéder à une cartographie continuellement mise à jour et élargie de la littérature mondiale ». Ainsi, Gallimard manifeste une position claire de diffuseur de la littérature du monde entier, qui prend encore davantage d’importance dans l’immédiat après-guerre (Venâncio et Furtado 2020), lorsque l’« apprentissage de l’injustice », développé à partir d’objets et de thèmes latino-américains, serait devenu utile aux Européens, dans leur recherche d’une (re-)connaissance de l’« autre », c’est-à-dire la compréhension des expériences de différents peuples, dans de multiples régions de la planète.
C’est précisément au « lendemain de l’affrontement cruel de la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte de l’émergence de la guerre froide » (Dimas 2020, 18) que les livres de Graciliano Ramos ont été publiés dans « La Croix du Sud ».
Le premier titre de l’auteur dans cette collection est « Infância », publié en 1956. Dans une version en langue française signée par Gougenheim, le volume, dont le titre est littéralement traduit par « Enfance », est préfacé par le traducteur lui-même, qui le présente comme un livre qui, « à côté des détails typiquement brésiliens » (Gougenheim 1956 : 8), possédait un « puissant intérêt humain » (idem). Tout au long de la préface, l’auteur a cherché à souligner la vigueur et l’importance du récit de Graciliano, tout en cherchant à universaliser l’impact de son écriture.
Ainsi, le préfacier a tenu à préciser que le texte original avait été publié dans un recueil de biographies, édité au Brésil par José Olympio, dans lequel le texte de Graciliano était le seul écrit par un auteur brésilien figurant aux côtés des autobiographies de Renan, Goethe, Saint-Simon et Tolstoï. Par ce bref commentaire en ouverture dans la préface, Gougenheim plaçait ainsi Graciliano Ramos aux côtés de noms universellement connus et soulignait l’importance de cette publication par Gallimard.
Cependant, la partie la plus importante de la réflexion du préfacier intervient immédiatement après la présentation de l’auteur. Il soutient que le lecteur trouverait dans ce récit situé dans le Nordeste brésilien - marqué par un fort métissage ethnique - des traces des expériences de Graciliano qui pourraient être comparées à celles d’autres grands écrivains et de leurs personnages. Il finit en déclarant que « M. Graciliano Ramos vaut par lui-même, comme peintre de mœurs et comme observateur de l’âme humaine » (Gougenheim 1956 : 8). Il formulait ainsi la capacité de Graciliano à raconter la nature humaine et l’homme brésilien, nordestin et souffrant, tout en l’érigeant comme représentant de la souffrance de toute l’humanité. C’est de cette manière que « l’apprentissage de l’injustice » dont parlait Bastide se forgeait.
Le deuxième livre de Graciliano Ramos paru dans la collection « La Croix du Sud » confirmera précisément cette interprétation. « Vidas Secas », qui reçut le titre français de « Sécheresse », fut publié en 1964, traduit par Marie-Claude Roussel. Contrairement au volume précédent, la préface n’est pas signée, ce qui lui vaut le titre de « note liminaire », dénotant sa brièveté et, peut-être, sa superficialité. La note, très courte, présente une brève biographie de Graciliano et met en lumière les conditions difficiles du Nordeste brésilien, marqué par la sécheresse et la faim. Avant de procéder à un glossaire de termes en portugais brésilien non traduits, le texte se termine par une phrase très puissante de l’auteur lui-même : le sertanejo est contraint de choisir entre « mourir de faim chez lui ou de honte en ville ».
Bien que le Brésil du début des années 1960 ne soit pas le même que celui des années 1930, lorsque le livre avait été écrit par Graciliano, et bien que les années 1950 aient été marquées par un fort processus de modernisation qui, bien que largement excluant, avait entraîné des changements dans le paysage social, amplifiant le cours de l’industrialisation et de l’urbanisation, le Brésil continue d’être lu en France, principalement représenté par ses paysages ruraux ainsi que par le mode de vie du sertanejo.
Au début des années 1960, la collection « La Croix du Sud » a commencé à être critiquée pour être une entreprise éditoriale inégale et anachronique entre les pays d’Amérique latine. En effet, Miguel Angel Asturias, Mario Monteforte Toledo, représentant le Guatemala, et Carlos Luis Fallas, du Costa Rica, ont été les seuls écrivains des pays d’Amérique centrale, à l’exception des titres cubains. L’asymétrie s’étendait également à la représentation du sud du continent, car il n’y avait pas d’auteur colombien ou bolivien publié. Ainsi, le Sud de Roger Caillois était beaucoup plus tourné vers l’Argentine (11 titres), le Brésil (8 titres), le Mexique (7 titres) et Cuba (6 titres).
Il devint évident que les influences sur le choix des livres étaient principalement dues aux relations de l’organisateur, plus proche d’auteurs argentins comme Alejo Carpentier, à la fascination pour l’esthétique brésilienne et à la force éditoriale mexicaine. La sélection était majoritairement marquée par des titres des années 1930, un moment marqué par les courants néo-naturalistes et réalistes. Ainsi, les enjeux sociaux et l’exotisme du regard européen sont caractéristiques de cette collection qui, dans le cas brésilien, se concentre sur les œuvres du Nordeste (Mérian 2014). En ce sens, un jugement négatif important peut être mis en lumière par le critique littéraire Maurice Nadeau à « La Croix du Sud », dans le dossier « Nouveaux écrivains d’Amérique Latine », dans la revue « Les Lettres Nouvelles », à partir de 1961 (Guerrero 2018). Enfin, de nouvelles générations d’écrivains latino-américains gagnaient de la place dans le champ français dans des maisons d’édition telles que Julliard – rival de Gallimard –, François Maspero, Le Seuil, entre autres, tandis que « La Croix du Sud » succombait (Camenen 2021).
La collection finit par être interrompue en 1971. Cependant, la fin de la collection ne signifie pas la disparition des œuvres qui y avaient été publiées auparavant. En effet, tous les auteurs publiés par Roger Caillois sont entrés dans la collection « Du Monde Entier », de la même maison d’édition Gallimard.
Cela signifie, d’une part, que Caillois a perdu le monopole symbolique d’éditeur de littérature latino-américaine, car, à ce moment, le champ éditorial français a lancé un investissement plus important sur le marché des traductions de titres de langues périphériques (Sapiro 2020b) et, d’autre part, qu’il fut décidé de conserver les titres organisés par Caillois, et même de les consacrer dans une collection d’une plus grande importance symbolique. Il est important de noter qu’à l’instar de la collection qui se terminait, la collection « Du monde entier » portait le sceau NRF, qui faisait référence au prestige de La Nouvelle Revue Française, dans laquelle étaient rassemblées depuis 1909 des recensions et des critiques littéraires.
« Du monde entier » et la réédition de Graciliano Ramos : une consécration de la faim ou de la vie ? #
Sécheresse fut ainsi le titre de Graciliano réédité en 1989 dans la collection « Du monde Entier », avec des paratextes quasiment identiques à ceux de 1964, dans la collection dirigée par Caillois, c’est-à-dire, dans la même traduction que celle faite par Marie-Claude Roussel, préface et « index des termes brésiliens cités » en fin d’ouvrage. Il n’y a eu que des modifications mineures avec la suppression de la vignette de l’édition de 1964 et l’insertion sur la quatrième de couverture de 1989 de commentaires sur les œuvres de l’auteur traduites par Gallimard. Il s’agissait de la parution de : Infância (Enfance), en 1956, traduite par Gougenheim, publiée dans « La Croix du Sud », et rééditée en 1991 dans « Du monde entier » dans la même traduction ; São Bernardo (São Bernardo), parue en 1986 dans « Du monde entier », comportant également le sceau de la « Collection Unesco d’oeuvres représentatives. Série Brésiliene » ; Memórias do Cárcere (Mémoires de prison), publiée dans la collection « Du monde entier » en 1988 ; Angústia (Angoisse), publiée en 1992, traduire par Geneviève Leibrich et Nicole Biros, directement dans « Du monde entier », et rééditée en 1998 dans la même collection, dans une traduction de Michel Laban ; et Insônia (Insomnie), traduire par Michel Laban, dans « Du monde entier ».
Il convient toutefois de mentionner qu’avant la sortie de cette édition de « Sécheresse », dans l’interrègne du transfert des titres par Graciliano Ramos de « La Croix du Sud » à « Du monde entier », il y eut une série de débats sur le sens et la valeur de l’œuvre de cet auteur. Dans des séminaires organisés de février à juin 1971, à l’Université de Poitiers, plusieurs intellectuels se réunissent pour débattre de la structure linguistique, des enjeux narratifs et ontologiques, entre autres, du livre Vidas Secas2.
En d’autres termes, de nouveaux sens, dépassant la compréhension fétichiste et folklorique de « l’apprentissage de l’injustice » et de la subalternité, étaient recherchées. D’une certaine manière, les lectures et la diffusion de nouvelles sensibilités par les livres de Graciliano Ramos ont inscrit, à travers les éditeurs et les traducteurs, un Brésil plus complexe au centre de cette République Mondiale des Lettres 3.
Que dire dès lors de cette amplification des titres de Graciliano Ramos dans la collection « Du monde Entier » de Gallimard et des débats sur l’œuvre de l’auteur ?
Il faut d’abord comprendre le capital symbolique conséquent que la maison d’édition Gallimard a dû investir dans les traductions d’auteurs étrangers, même lorsqu’il n’y avait pas de retour financier immédiat. Après tout, le champ transnational du livre ne se limite pas aux aspects économiques, tels que les ventes. Ainsi, la valeur littéraire – ou du moins la croyance en cette valeur – est constituée de capitaux symboliques dans toute une chaîne de producteurs culturels (SAPIRO, 2016). Considérant qu’en France, la production à grande échelle de traductions est presque dominée par la langue anglaise – avec des best-sellers mondiaux, des polars et des romans romantiques – le prestige littéraire, issu de la production à plus petite échelle de traductions, est pratiquement conféré par le nom symbolique des éditeurs, leurs maisons d’édition et leurs collections (Heilbron et Sapiro 2016). Ainsi, le capital symbolique transnational de Gallimard et la collection « Du monde Entier » ont donné une plus grande visibilité et une plus grande reconnaissance à l’auteur de Vidas Secas, mécanisme nécessaire à son accès et à sa consécration dans le canon de la littérature mondiale.
Dans ce système international hiérarchisé de la littérature, où la traduction est l’une des formes de médiation et de consécration des auteurs, la langue française occupait encore, à la fin du XXe siècle, la position symbolique de capitale de la République Mondiale des Lettres (Casanova 2002), même si les traductions en anglais ont gagné en importance dans la période de l’après-guerre (Heilbron 1999). La centralité de la langue française comme diffuseur d’autres groupes linguistiques impliquait donc la possibilité de consacrer des œuvres par leur réception et par leur classification.
Dans le cas de Graciliano Ramos, cette consécration a eu lieu, malgré tous les débats que son œuvre a suscités, dans les dernières décennies du XXe siècle et, alors même que celle-ci se trouvait face à la posture des critiques littéraires en quête de consécration de nouvelles esthétiques latino-américaines, par une lecture marquée par une interprétation au long cours de l’« apprentissage de l’injustice », des horreurs de la sécheresse, de la misère des hommes et par la perception de l’espace géographique brésilien dont témoigne l’image des « branches nues de la frêle caatinga ».
Brèves considérations finales #
Face à cette analyse, il existe différentes tentatives de construction d’un pont littéraire Nord-Sud. D’une part, on peut dire que le regard de Roger Caillois s’est focalisé sur le Nordeste brésilien et sur ses enjeux sociaux, intensifiant les notions de misère, de faim et de sécheresse dans la région de la « frêle caatinga ». Pourtant, dans le « berceau » de l’injustice et de la subalternité sociale – et littéraire –, le refus de Fabiano, personnage de Vidas Secas, de mourir et son désir de « parcourir le monde, voir des terres » et d’affronter sa malchance semblent avoir part à l’expansion des traductions de Graciliano Ramos et à son succès littéraire en terres françaises. L’héritage littéraire de l’auteur a en effet été légitimé dans la capitale de la République des Lettres, malgré les stigmates de La « Croix du Sud » et sa propre disparition, transféré à « Du Monde Entier » par Gallimard, collection reconnue pour son rôle dans la consécration d’écrivains étrangers.
Quittant le Nordeste, Fabiano, personnage de Graciliano, avec ses inquiétudes et son désir de résister, survécut à mesure que l’héritage littéraire de Graciliano Ramos se consolider. Toutefois, pour « voir des terres » et être vu, il fut nécessaire de traverser un monde littéraire hiérarchisé. Pour cette raison, il est risqué de dire que les vestiges coloniaux des stigmates sur les marginalisés littéraires et réels ont pris fin. En dernière instance, la transnationalisation de Vidas Secas a montré que ce binôme révèle aussi des répertoires sur les ruptures et les permanences dans les rapports Nord/Sud et, par conséquent, garde son importance dans les débats sur les subalternités contemporaines.
Références #
Camenen, Gersende. 2021. « El momento latinoamericano de Seuil : La colección Cadre vert de Claude Durand y Severo Sarduy (1967–1979) ». In La literatura latinoamericana en versión francesa : Trabajos del equipo MEDET LAT, editado por Gustavo Guerrero e Gersende, 195-218. Berlin, Boston : De Gruyter. https://doi-org.ezscd.univ-lyon3.fr/10.1515/9783110707557-008
Casanova, P. 2002. A República Mundial das Letras. São Paulo : Estação liberdade.
Furtado, André. Traduzir as Américas, apaziguar o mundo : notas sobre a coleção d?OEuvres Représentatives (UNESCO, 1948-…). 2019. (Présentation de travail / Congrès)
Guerrero, Gustavo. 2018. « La Croix du Sud (1945–1970) : génesis y contexts de la primera colección francesa de literatura latinoamericana ». In Re-mapping World Literature : Writing, Book Markets and Epistemologies between Latin America and the Global South / Escrituras, mercados y epistemologías entre América Latina y el Sur Global, édité par Gesine Müller, Jorge J. Locane et Benjamin Loy, Berlin, Boston: De Gruyter, 199-208.
Heilbron, Johan & Sapiro, Gisele. 2016. « Translation : Economic and Sociological Perspectives". In The Palgrave Handbook of Economics and Language, Basingstoke, editado por Ginsburgh, Victor e Weber, Shlomo, 373-402. UK : Palgrave-Mac Millan.
Heilbron, Johan. 1999. « Towards a Sociology of Translation : Book Translations as a Cultural World-System ». European Journal of Social Theory 2, no. 4 (November 1999) : 429–44.
Lévi-Strauss, Claude. 1993. Tristes tropiques. Paris : Plon.
Mérian, Jean-Yves. 2014. « Jorge Amado dans la collection “La Croix du Sud” de Roger Caillois ». Amerika, no. 10, 4. https://doi.org/10.4000/amerika.4992
Merkel, Ian. 2022. Terms of Exchange Brazilian Intellectuals and the French Social Sciences. University of Chicago Press.
Sapiro, Gisèle. 2016. « How Do Literary Works Cross Borders (or Not) ? ». Journal of World Literature, Brill, vol. 1, no. 1, 81 - 96.
Sapiro, Gisèle. 2020. « The Transnational Literary Field between (Inter)-nationalism and Cosmopolitanism ». Journal of World Literature, Brill, vol. 5, no. 4, 481-504. https://doi.org/10.1163/24056480-00504002.
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Nous faisons référence à l’extrait de Tristes Tropiques dans lequel Lévi-Strauss dit : « Le Brésil et l’Amérique du Sud ne signifiaient pas grand-chose pour moi. Néanmoins, je revois encore, avec la plus grande netteté les images qu’évoqua aussitôt cette proposition imprévue. Les pays exotiques m’apparaissaient comme le contre-pied des nôtres, le terme antipode trouvait dans ma pensée un sens plus riche et plus naïf que son contenu littéral » (1993, 49). ↩︎
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Graciliano Ramos, « Vidas sêcas » [Texte imprimé] / séminaires de février et juin 1971. Poitiers : Centre de recherches latino-américaines de l’Université de Poitiers, 1972. ↩︎
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Ce concept de Pascale Casanova (2002) dépasse les limites nationales du champ littéraire, montrant une économie et une géographie propres à la littérature. Casanova comprend que ce monde littéraire possède une autre division, ou plutôt son propre méridien de Greenwich, qui est son temps littéraire. L’universalisation littéraire fonctionne comme ce marquage temporel, dans lequel la consolidation des valeurs humaines universelles à travers l’esthétique s’est construite à travers les langues. Même avec les processus de colonisation qui ont imposé les langues européennes au-delà des océans, les régions les plus périphériques des centres politico-économiques sont également éloignées du temps littéraire dominant, soit parce qu’elles ne sont pas comprises comme des classiques, soit parce que leurs lignes directrices et leurs formules gardent un certain degré « d’exotisme » face à la perspective dominante. ↩︎