Troisième partie – circulations et médias
Le marché éditorial de la bande dessinée et les lectures du Brésil en France
Résumé
Dans cet essai, des représentations de la société brésilienne en France au XXIe siècle sont analysées à partir de l’étude de la bande dessinée traduite et publiée dans ce pays. À cette fin, des titres comme Écoute jolie Márcia de Marcello Quintanilha (Éditions çà et là, 2021), et Favela chaos : l’innocence se perd tôt de Ferréz et Alexandre de Maio (Anacaona, 2015), entre autres, sont examinés dans leur contexte éditorial. Notre objectif est de comprendre si de tels choix du marché éditorial se situent ou non dans la continuité d’une tradition européenne colonialiste dans la manière de caractériser le Brésil.Introduction #
Le secteur de la bande dessinée, part importante du marché français de l’édition, semble de plus en plus ouvert à la production brésilienne. Cet intérêt nous amène à une série de questions. Quelles œuvres sont choisies pour être publiées ? Quelles logiques gouvernent le marché de la traduction et de l’édition dans ce contexte ? Se pourrait-il que ce qui est recherché dans ces œuvres soit encore associé à certaines pratiques de la colonialité ou au renforcement de la subalternité ? C’est à partir de ces questions que nous construisons nos réflexions. Celles-ci s’appuieront avant tout sur la sociologie de la traduction du point de vue de Johan Heilbron et de Gisèle Sapiro.
Il convient auparavant de préciser pourquoi nous utilisons ici le terme de « colonialité » et non celui de « colonialisme ». Selon Aníbal Quijano, le colonialisme est compris comme « la relation de domination directe, politique, sociale et culturelle, des peuples européens sur ceux conquis de tous les continents » (Quijano 1992 : 11). En revanche, la « colonialité » serait « le mode de domination le plus général dans le monde aujourd’hui » (Quijano 1992 : 14). Elle n’épuise pas les conditions ou les formes d’exploitation et de domination existant entre les peuples, mais « les relations coloniales des périodes précédentes n’ont probablement pas produit les mêmes conséquences et, surtout, elles n’ont constitué la pierre angulaire d’aucune puissance globale » (Quijano 1992, 14).
Lignes directrices du marché éditorial de la traduction #
On sait que la traduction est un important vecteur d’échanges culturels, et peut assumer différentes fonctions selon les conditions de circulation transnationale des biens culturels. Selon Johan Heilbron et Gisèle Sapiro, l’analyse sociologique des pratiques de traduction doit prendre pour objet l’ensemble des rapports sociaux au sein desquels les traductions sont produites et diffusées. Cette approche est associée à deux autres, développées par des comparatistes, des historiens de la littérature et des spécialistes de l’histoire intellectuelle. Il y a d’abord les Translations Studies, qui ont émergé dans les années 1970 dans de petits pays multilingues comme Israël et la Belgique. Ces études s’intéressent aux questions qui concernent le fonctionnement des traductions dans leurs concepts de production et de réception. D’autre part, se trouvent les études sur les processus de « transfert culturel », qui interrogent les acteurs de ces échanges, institutions comme individus, ainsi que leur inscription dans les relations politico-culturelles entre les pays concernés. Les deux approches dépassent la problématique intertextuelle, centrée sur le lien entre l’original et sa traduction, et conduisent à une série de questionnements d’ordre sociologique (Heilbron et Sapiro 2009, 15-16).
La première renvoie à l’espace international et aux groupes linguistiques liés entre eux par la concurrence et la rivalité. « Pour comprendre l’acte de traduire, il faut donc, dans un premier temps, l’analyser comme imbriqué dans les rapports de force entre les pays et leurs langues » (Heilbron et Sapiro 2009 : 16). Ces relations de pouvoir peuvent être politiques, économiques ou culturelles. Ces dernières se divisent en deux perspectives : d’une part, le rapport de force entre les communautés linguistiques selon le nombre de locuteurs primaires et secondaires ; d’autre part, le capital symbolique accumulé par les différents pays dans le domaine en question. « Les échanges culturels sont donc des échanges inégaux qui manifestent des relations de domination » (Matterlart apud Heilbron et Sapiro 2009 : 16). De telles relations sont visibles dans le système mondial des traductions. Les données statistiques du marché de l’édition révèlent que la moitié des livres traduits dans le monde proviennent de l’anglais, une langue qui occupe donc une place « hypercentrale », selon Heilbron & Sapiro (2009). Ensuite, mais en position très désavantagée, se trouvent deux langues principales, l’allemand et le français, qui représentent environ 10 % du marché. Dans une position dite « semi-périphérique », l’on compte huit langues, comme l’espagnol et l’italien, qui représentent ensemble 1 à 3 % des traductions. Les autres langues, prises ensemble, ne représentent pas même 1% du marché international, étant considérées comme périphériques. Certaines d’entre elles, comme le chinois et l’arabe, correspondent cependant à des groupes linguistiques très importants en termes de nombre de locuteurs.
Pour les chercheurs, la caractéristique la plus frappante du fonctionnement de cet espace inégal renvoie au rapport entre le degré de centralité et l’importance relative des traductions. « En général, plus une langue est centrale dans le système de traduction, moins il y a de traductions vers cette langue » (Heilbron et Sapiro 2009, 17). Selon cette logique, dans les pays dits « dominants », comme les États-Unis et l’Angleterre, moins de 4 % de la production nationale était composée de livres traduits dans les années 1990. En France et en Allemagne, cette proportion variait entre 14 % et 18 % dans la même période. Toutefois, dans des pays considérés comme « dominés », comme le Portugal et la Grèce, cette part atteint 45 % du marché. Il convient bien entendu de remarquer que la classification des nations comme « dominées » et « dominantes » varie historiquement et dépend non seulement de leur puissance économique mais aussi symbolique et politique. La chute des régimes socialistes a par exemple entraîné une chute spectaculaire des traductions depuis le russe, tout en augmentant le nombre de traductions publiées en Russie (Heilbron et Sapiro 2009 : 18).
Ceci nous amène à une deuxième question essentielle pour la sociologie de la traduction, qui est celle des principes de différenciation des logiques d’échange. Selon Heilbron & Sapiro (2009, 18), trois facteurs principaux déterminent les transferts culturels internationaux : les relations politiques entre les pays, le marché international des biens culturels et les échanges culturels. Il faut aussi mentionner les restrictions liées à cette production et circulation. Celles-ci peuvent être politiques (ou idéologiques), comme dans les pays fascistes ou communistes, où la production culturelle est subordonnée à l’État. Elles peuvent aussi être économiques, c’est-à-dire régies par la logique du marché et soumises à la loi de la rentabilité. Ainsi, dans les pays au libéralisme extrême, comme les États-Unis, « le champ éditorial est de plus en plus dominé par de grands groupes économiques, qui tendent à imposer des critères de rentabilité et des modes de fonctionnement marchands au détriment des logiques littéraires et culturelles » (Bourdieu apud Heilbron et Sapiro 2009, 19). Cependant, les instances non marchandes agissent également dans cette équation :
Si la production de best-sellers mondiaux, rendue possible par la libéralisation des échanges, illustre la logique économique de recherche de rentabilité à court terme, une bonne partie du processus d’importation de la littérature étrangère relève de la logique de ce que Pierre Bourdieu appelle la « production restreinte », c’est-à-dire la production à rotation lente, qui se projette sur le long terme et vise à la constitution d’une collection, comme en témoignent les méthodes de sélection (généralement davantage fondées sur des critères de valeur littéraire que sur les chances de succès face à un large public) et de faibles tirages. (Heilbron et Sapiro 2009, 20)
Cet espace de production restreinte s’appuie le plus souvent sur un système d’aide à l’édition et à la traduction, comme celui mis en place en France au milieu des années 1980, cherchant à étendre la traduction de la littérature des petits pays vers le français. L’intervention de l’État dans ce contexte vise à contenir les effets des pressions mercantiles et le risque d’uniformisation des produits culturels. Elle est fondée « […] sur la conviction partagée que le livre n’est pas une marchandise comme les autres » (Heilbron et Sapiro 2009 : 21).
Les circulations culturelles internationales ne se font que grâce aux agents médiateurs : institutions et acteurs, qui peuvent être associés aux sphères politiques (instituts culturels, organismes subventionnaires, attachés culturels, etc.), économiques (éditeurs, agents littéraires) et culturels (traducteurs, auteurs et prix). La performance des agents du champ littéraire, en particulier, dont le travail s’appuie sur leurs propres ressources linguistiques et sociales, peut favoriser l’équilibre des transferts culturels, en privilégiant la traduction de la production littéraire d’un petit pays, par exemple. Ce choix est lié à une autre question fondamentale pour la sociologie de la traduction, celle des logiques régissant la réception :
Les langues dominantes, par leur prestige spécifique, leur ancienneté, le nombre de textes déclarés universels écrits dans ces langues, détiennent un important capital littéraire. Cette accumulation différenciée de capital symbolique, qui peut varier selon les domaines créatifs concernés, établit un rapport de force inégal entre les cultures nationales, ayant des conséquences sur la réception des biens culturels ainsi que sur leurs fonctions et usages : ainsi, pour un champ littéraire national en voie de constitution, la traduction d’une œuvre canonique de la littérature classique peut servir à accumuler un capital symbolique ; à l’inverse, la traduction d’un texte d’une littérature dominée vers une langue dominante comme l’anglais ou le français constitue une véritable consécration pour l’auteur. (Heilbron et Sapiro 2009, 24)
On voit donc que les logiques qui gouvernent la traduction des littératures passent non seulement par leur espace de production, mais aussi par celui de leur réception. Ces espaces, on l’a vu, peuvent avoir des fondements politiques ou économiques, mais aussi des raisons non marchandes (politiques publiques et éditoriales, prix littéraires, etc.). Sur la base de ces éléments, nous allons maintenant passer à l’étude de la bande dessinée brésilienne récemment traduite en France, cherchant à comprendre quels espaces (matériels et symboliques) s’articulent dans ce processus de transfert culturel international.
Les « garants » de la bande dessinée brésilienne #
Le traducteur littéraire se distingue du traducteur technique par plusieurs aspects, notamment économiques et juridiques. Ainsi, outre les enjeux naturels du secteur de la traduction (comme le statut des langues en question), celui-ci est soumis à des enjeux propres au champ littéraire, portant par exemple sur la hiérarchie entre œuvres classiques et contemporaines, entre genres littéraires, auteurs, etc. Ce degré de valorisation devient encore plus complexe lorsque l’objet de la traduction est la bande dessinée, cet hybride du texte et de l’image, si longtemps méprisé par l’Académie. Selon Pierre Delannoy, la « banda desenhada » (comme on dit en portugais européen),
[…] s’est émancipée en transformant la réalité du monde, auparavant simple toile de fond des récits d’aventures, en un objet en soi. À partir du moment où des histoires tirées de la réalité historique ou de faits sociaux et politiques actuels ont commencé à être publiées, la bande dessinée a commencé à être prise au sérieux et reconnue sur un pied d’égalité avec les autres modes d’expression, comme le prouve l’attribution du prix Pulitzer à Maus, ou encore comme le montrent les réactions du gouvernement iranien à la publication, suivie de l’adaptation cinématographique de Persépolis, une bande dessinée autobiographique de Marjane Satrapi, pour ne citer que deux exemples. (Delannoy 2007, 9)
Outre le recours à des thèmes sérieux et réalistes, d’autres stratégies sont employées pour que la bande dessinée gagne en visibilité, comme la comparaison avec la littérature, comme ce fut le cas pour le cinéma dans la première moitié du XXe siècle. Si l’origine de la bande dessinée remonte au XVIIIe siècle, plus précisément à 17301, ce n’est que deux siècles plus tard, en 1992, avec l’attribution d’un des plus importants prix littéraires à un roman graphique, que cet art cessa d’être considéré comme une simple forme de divertissement, un passe-temps pour enfants ou un genre dit « inférieur ».
Comme on peut se l’imaginer, il n’en fut pas différemment pour la bande dessinée brésilienne, tant au niveau national qu’international. Pour en venir spécifiquement à la France, pays sur lequel nous nous concentrons dans ce travail, l’une des voies empruntées a été précisément la voie littéraire : la consécration de certains écrivains brésiliens a servi, à plusieurs reprises, à légitimer la traduction de bandes dessinées inspirées par leurs œuvres. C’est le cas de l’auteur Milton Hatoum, dont les romans Relato de um Certo Oriente (1990) et Dois Irmãos (2000), sont publiés en France depuis 1993. Ce dernier a remporté le prix Jabuti, principal prix littéraire brésilien, en 2001. Deux ans plus tard, il publie sous le titre Deux frères, aux Éditions de Seuil, son texte dans une traduction de Cécile Tricoire, traductrice d’auteurs tels que Rachel de Queiroz, Celso Furtado et Patrícia Melo. Le roman de Hatoum connaît une version graphique en 2015, au Brésil, réalisée par les mains de Fábio Moon et de Gabriel Bá (« Les Jumeaux »).
Créé en 1988 par Dave Olbrich, l’Eisner (hommage au grand dessinateur de bandes dessinées Will Eisner) est le prix le plus important pour la bande dessinée aux États-Unis, étant considéré comme l’ « Oscar du neuvième art ». Moon et Bá avaient déjà été primés auparavant, dans la catégorie « Mini-série », en 2011, pour Daytripper ; un an plus tard, le même ouvrage est sorti en France, dans une édition de luxe, également chez Urban Comics. La traduction est de Benjamin Rivière, traducteur bien connu dans le monde de la bande dessinée, qui traduit habituellement des séries telles que Suicide Squad, X-Men, Hulk, pour ne citer que quelques exemples en français. La préface est signée par Cyril Pedrosa, dessinateur français d’origine portugaise, auteur de Três Sombras (2008) et Portugal (2012), entre autres œuvres bien connues. Il est intéressant de penser que, dans ce cas, le champ français recherche le soutien non pas directement d’un auteur de bande dessinée brésilien, mais d’un descendant de portugais. Cherchant à valoriser le travail des « Jumeaux » à partir de cette référence, tout se passe comme si le marché français reconnaissait, quoique superficiellement, la perspective de la « lusophonie », avec ses deux grands pôles, le Portugal et le Brésil.
On voit donc que l’insertion des œuvres brésiliennes dans le marché français allie la légitimité de l’inspiration littéraire au prestige des artistes de bande dessinée et de leur environnement éditorial. Ce prestige est souvent construit grâce aux prix obtenus aux échelles nationale et internationale. Au Brésil, les distinctions les plus pertinentes dans ce domaine sont le Prix Angelo Agostini (créé en 1985, en l’honneur du graphiste italo-brésilien) et le Trophée HQMix (créé en 1989). Le prestigieux prix Jabuti, qui existe depuis 1959, n’a conçu une catégorie pour la bande dessinée qu’en 2018, après avoir subi beaucoup de pression de la part du monde des dessinateurs. Cette catégorie était cependant très attendue: lorsque la BD O Alienista (2007), adaptation par Fábio Moon et Gabriel Bá du roman homonyme de Machado de Assis (1881), a concouru en 2008, celle-ci a dû être classée comme « Meilleur manuel et para-didactique d’enseignement primaire ou secondaire » pour pouvoir être récompensée. La spécificité un peu incongrue de la catégorie peut expliquer le fait que le tome n’ait été publié en France que 6 ans plus tard, en 2014, contrairement aux autres BDs des « Jumeaux », parues chez Urban Comics peu après leur sortie au Brésil. La traduction (L’aliéniste) a été réalisée par Marie-Hélène Torres, professeure à l’Université Fédérale de Santa Catarina.
En France, la principale récompense recherchée par les dessinateurs de bande dessinée est le prix du Festival d’Angoulême. En 2022, lors de sa 49e édition, c’est un Brésilien qui reçut le prix de la meilleure BD de l’année (le fauve d’or) : Marcello Quintanilha, auteur de Écoute jolie Márcia (Escuta, formosa Márcia). L’œuvre, publiée en France en 2021 par les Éditions Çà et Là, a été traduite par Dominique Nédellec, traducteur d’écrivains reconnus tels que les portugais Gonçalo M. Tavares et António Lobo Antunes, l’angolais Ondjaki et les brésiliens Michel Laub et Adriana Lisboa. Nédellec traduisit également L’Athénée (2017), une adaptation faite par Quintanilha du roman O Ateneu (1888), de Raul Pompeia. Écoute jolie Márcia est la septième œuvre de l’illustrateur fluminense publiée chez Çà et Là. Parmi celles-ci se distingue également Tungstène (Tungstênio 2015), qui a valu à l’auteur un autre prix à Angoulême, dans la catégorie « roman policier », en 2016. Les traductrices responsables du projet sont Christine Zonzon et Marie Zeni, qui ont également traduit d’autres de ses albums.
Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce travail, selon Heilbron et Sapiro (2009, 21-22), les récompenses et les distinctions sont des éléments fondamentaux de la structuration de l’espace de circulation et de réception des biens culturels. Ils agissent au profit de l’équilibre des marchés régis par la loi de la rentabilité. Face à des sphères éditoriales de plus en plus dominées par de grands groupes économiques privilégiant le profit, de telles initiatives garantissent la représentativité et la multiplicité dans la production et les transferts culturels. De la même manière et avec le même objectif, se distinguent les dispositifs d’aide à l’édition et à la publication, comme celui mis en place par le Centre National du Livre (CNL) dans les années 1980. Grâce à ce concours, une autre bande dessinée brésilienne a pu gagner, depuis quelques années, les rayons des librairies françaises : Cachalot (2012), un album traduit par Dominique Nédellec et édité chez Cambourakis. L’ouvrage original (Cachalote, 2010) avait également été publié au Brésil grâce à une autre aide à l’édition, celle du ministère de la Culture et de la Fundação Biblioteca Nacional. Les dessins sont de Rafael Coutinho, dans son premier travail, tandis que le scénario est de Daniel Galera. L’écrivain, récompensé par d’importants prix littéraires nationaux – comme le Prix de littérature de São Paulo, en 2013, pour Barba ensopada de sangue (2012) – a également fait traduire certains de ses romans en français, comme Paluche (Mãos de Cavalo, 2010 ) et La barbe ensanglantée (2015), tous deux publiés chez Gallimard. Cachalote a remporté le prix HQMix dans la catégorie « Nouveau talent » en 2010. Cet exemple confirme également l’idée, présentée ici, que le poids de la littérature, un art ancestral et déjà consolidé, joint à la consécration obtenue par les dessinateurs de bande dessinée par des récompenses traditionnelles, va de pair avec l’insertion de la bande dessinée brésilienne dans l’espace éditorial français.
L’on sait toutefois que la simple introduction sur le marché ne suffit pas : il faut s’y déployer, il faut le conquérir. Après tout, le livre, s’il n’est pas n’importe quelle marchandise, est aussi une marchandise. Dans cette perspective, il est entendu que « la valeur de la traduction ne dépend pas seulement de la position des langues, mais aussi de la position des auteurs traduits et des traducteurs2, tant dans le champ littéraire national que dans l’espace littéraire mondial » ( Casanova apud Heilbron et Sapiro 2009, 24). Ainsi, cherchant à gagner la confiance des lecteurs et des critiques – et éventuellement des chercheurs – les éditeurs investissent dans des traducteurs de renom. On le voit, des professionnels reconnus dans le domaine de la bande dessinée, dans la sphère littéraire ou encore des professeurs de grandes universités sont embauchés pour traduire des albums brésiliens en français.
Cet investissement en vaut certainement la peine, car peu de tranches du marché éditorial sont actuellement aussi rentables que la bande dessinée. Déjà importante en France et dans les pays voisins comme la Belgique, celle-ci continue de croître : elle a augmenté de 34 % entre 2008 et 20183. Même la crise du Covid-19 n’a pas freiné cette expansion : en 2020, les ventes ont augmenté de 9 %, atteignant 53,1 millions d’exemplaires. Les œuvres les plus lues sont l’album Un cow-boy dans le coton de Lucky Luke, le 27e tome de la série Blake et Mortimer, ainsi que L’Arabe du futur 54.
Ainsi, il est nécessaire de réfléchir à l’impact qu’une représentation négative dans la bande dessinée française peut avoir pour le Brésil. Son amplitude et sa durée potentielles ne doivent pas être mises en doute. Les conséquences économiques et sociopolitiques de la K-pop pour la Corée du Sud, ou des animes et du manga pour le Japon5, ne laissent aucun doute sur l’importance du « soft power » aujourd’hui. Cela nous amène à réfléchir à une autre question déterminante pour la circulation des œuvres brésiliennes en France : la thématique.
Quelles histoires peut-on entendre ? #
Dans leur étude des albums européens ayant pour thème le Brésil, Gallego et Viana-Martin (2018) ont analysé Sob o signo do Capricórnio (1970-1973), de l’Italien Hugo Pratt, et Caatinga (1995), du Belge Hermann. Dans leurs travaux, les chercheurs ont trouvé trois éléments prépondérants. Le premier est la présence du sertão, qui fascine par sa dureté, exprimée dans la végétation, le climat et les conditions de vie de la population : « Les mots intraduisibles sertão et caatinga plongent immédiatement le lecteur français dans un lieu étranger et exotique, qui promet des terres impénétrables dans un milieu aride » (Gallego et Viana-Martins 2018, 415). Dans ce scénario émerge la figure redoutable et séduisante des bandits, en particulier celle de Lampião. En second lieu, viennent les Indiens d’Amazonie, dans un mélange d’ethnologie et de mythe littéraire. Enfin, se trouvent les croyances fondées sur le syncrétisme national : le monde mystérieux des rites afro-brésiliens conduit l’artiste italien à dépeindre le pays comme un lieu plein de sorcellerie : « Entre la bravoure des bandits du Nordeste et les pouvoirs ésotériques des femmes de Bahia, les personnages brésiliens de Pratt sont imprégnés d’une force surhumaine, fruit d’un savant mélange qui sonne comme le reflet du syncrétisme qui caractérise ce pays » (Gallego et Viana-Martins 2018 : 425).
Si l’on analyse des bandes dessinées originalement françaises publiées plus récemment, comme la série Rio (Glénat 2016-2019), de Louise Garcia et Corentin Rouge, ou Amazonie (Dargaud 2016-2020), de Léo, Rodolphe et Bertrand Marchal, on voit que ces éléments ont été progressivement modifiés ou remplacés par d’autres. La jungle amazonienne (plus que les peuples autochtones) continue de fasciner les Européens, de même que le syncrétisme, constamment stéréotypé et mal interprété. Cependant, de nouvelles thématiques attirent de plus en plus l’attention. Parmi celles-ci, la violence des métropoles, les bidonvilles et la misère se détachent. Ces dominantes semblent aussi présider au choix d’une bonne partie de la bande dessinée brésilienne éditée en France.
Comme nous l’avons démontré, le dialogue avec la littérature et la reconnaissance internationale cautionnent souvent la traduction des artistes illustrateurs brésiliens. Il est curieux de penser cependant qu’un auteur comme Lourenço Mutarelli n’ait pas d’albums traduits en français. Il fut abondement primé, ayant remporté sept fois le prix HQMix : meilleur artiste national, en 1994, 2000, 2001 et 2002, et meilleur scénariste en 2003, 2005 et 2007. Il a également été élu meilleur artiste, en 1992, et maître de la bande dessinée nationale, en 2012 et 2014, par le Prix Angelo Agostini. En 2002, il fait également ses débuts en littérature. Son premier roman, O Cheiro do Ralo (2002), est rapidement devenu un grand succès commercial, comme ce fut le cas, des années plus tard, de son adaptation cinématographique homonyme, faite par Heitor Dhalia, en 2007. Ce roman a également connu une version française (L’odeur du siphon), parue aux éditions Tupi or not Tupi, en 2016, avec une traduction de Karine Bião et de Luana Azzolin. Mutarelli semble donc avoir les paramètres nécessaires pour voir ses bandes dessinées éditées en France.
Cependant, au cœur de ses intrigues – comme dans A Caixa de Areia (2006) – se trouvent le plus souvent des enjeux intimes et autobiographiques, qui renvoient à l’enfance et à la relation avec son père, par exemple. Évidemment, il y a de la place pour des intrigues de ce genre sur le marché français – comme en atteste le succès retentissant de L’arabe du futur, de Riad Sattouf, ou Le retour à la terre, de Jean-Yves Ferri et Manu Larcenet. Toutefois, les agents d’intermédiation culturelle, lorsqu’ils se tournent vers la production brésilienne, recherchent sans doute des thèmes moins larges et universels. Cela pourrait expliquer en partie l’absence de versions françaises des bandes dessinées de Mutarelli.
L’œuvre primée au Festival d’Angoulême – Écoute, Jolie Márcia, de Marcello Quintanilha – est un bon exemple de ce qui est recherché dans une bande dessinée brésilienne. L’histoire se déroule dans une communauté de Rio de Janeiro, où vit Márcia, mère célibataire de la jeune Jaqueline. Avec son partenaire, Aluísio, la protagoniste essaie d’aider sa fille à se détacher des réseaux criminels dans lesquels celle-ci est impliquée. Trafic de drogues, braquages, fusillades, corruption policière… l’intrigue ne manque pas des mêmes ingrédients qui ont assuré le succès au box-office de films comme La Cité de Dieu (2002), de Fernando Meirelles et Kátia Lund, et Tropa de Elite (2007), de José Padilha. Mais Márcia est à la fois un personnage captivant par son humanité : elle travaille sans relâche comme infirmière dans un hôpital public, entretient une belle relation avec son compagnon, est aimée de tous ceux qui l’entourent – à l’exception des bandits auxquels elle s’oppose. Le trait d’auteur, qui se renouvelle à chaque ouvrage, mérite également d’être souligné : le trait de contour est discret, presque invisible, laissant place aux couleurs, généralement froides. Bien qu’entièrement numérique, on a l’impression que le dessin est réalisé à la gouache sur papier. Cela donne du raffinement à chaque tableau, quel que soit l’élément représenté : des scènes absolument anodines à d’autres d’une agressivité considérable. La technique génère une certaine légèreté dans la lecture, atténuant la violence du thème abordé. Il est possible que cet équilibre ait attiré l’attention du jury ayant choisi Écoute, Jolie Márcia comme meilleur album de l’année 2022.
La favela est aussi au centre de Desterro (2012), de Ferréz et Alexandre de Maio. Cependant, dans ce cas, l’intrigue se déroule à São Paulo, dans le quartier de Capão Redondo. C’est le récit de l’histoire de différents personnages de la périphérie de São Paulo, comme Igordão, Mentira et Júnior, qui s’exterminent mutuellement, essayant en vain de se battre pour leur propre vie. Ce qui les unit, outre le territoire violent où ils sont nés et ont grandi, c’est le trafic de drogue et le rythme tragique de la capitale de São Paulo. Entièrement en noir et blanc, les traits du dessinateur recomposent l’atmosphère âpre et étouffante de cette mégalopole latino-américaine. De Maio est l’un des pionniers du journalisme en bande dessinée au Brésil. Ferréz, nom artistique de Reginaldo Ferreira da Silva, est un écrivain connu pour des romans tels que Capão pecado (2000) et Manual Prático do Ódio (2003). Manual prático do ódio et Desterro ont été publiés en France aux éditions Anacaona, respectivement sous les titres Manuel pratique de la haine (2009) et Favela chaos : l’innocence se perd tôt (2015). Quelques nouvelles de Férrez figurent également dans les anthologies Je suis favela (2012), Je suis toujours favela (2014), Je suis Rio (2016) et Je suis encore favela (2018).
Toutes ces œuvres font voir l’un des principaux objectifs de la traductrice Paula Anacaona : diffuser la « littérature marginale – une littérature faite par des minorités, raciales ou socio-économiques », comme elle l’explique dans la page d’accueil du site de sa maison d’édition. La chercheuse Érica Peçanha do Nascimento précise, dans sa thèse sur le sujet, que la « littérature marginale » est devenue « une large rubrique qui englobe l’insertion des écrivains dans le marché de l’édition, les caractéristiques des produits littéraires, un type de performance littéraire et culturelle, ou encore la condition sociale de l’écrivain » (Nascimento 2006 : 20). Au Brésil, l’expression aurait encore deux sens spécifiques, et pourrait renvoyer à la production d’artistes de la résistance, dans le contexte de la dictature militaire, dans les années 1970, et aux œuvres d’écrivains vivant dans les périphéries urbaines, au début des années 2000. D’après Nascimento, « cette élaboration d’une littérature marginale, qui met au jour une certaine réalité des espaces et des sujets marginaux, bien que produisant des controverses, a réuni un groupe d’écrivains qui ont commencé à s’identifier à l’expression et à auto-attribuer à leurs produits littéraires cette “marque” » (Nascimento 2006 : 20).
Ferréz est l’un des précurseurs de cette génération. La publication de ses récits en France confirme la politique éditoriale engagée d’Anacaona. Cet engagement passe par l’édition de bandes dessinées, bien que ce genre ne soit pas une spécialité de la maison (seuls trois projets de ce genre ont été édités à ce jour). Outre Favela chaos: l’innocence se perd tôt, Anacaona a également publié deux récits graphiques dans Je suis Rio, l’un signé de De Maio, l’autre, d’André Diniz – illustrateur de L’enfant de la plantation (2013), de José Lins do Rego (Menino de Engenho, de 1932), pour la même maison d’édition. Le travail d’Anacaona est donc extrêmement fructueux pour la littérature brésilienne dans son ensemble, que ce soit pour la littérature marginale ou bien, même dans une moindre mesure, pour la « bande dessinée marginale ». Après tout, comme l’affirment Heilbron & Sapiro (2009), la traduction vers des langues centrales, comme le français, constitue une consécration, susceptible de modifier la position d’un écrivain dans son champ littéraire d’origine. Reste à savoir si ce repositionnement sur le territoire national modifie également le statut de l’auteur dans la sphère internationale. En d’autres termes, la mobilité est-elle possible lorsqu’on vit en « périphérie du capitalisme » ?
Centre et périphérie : considérations finales #
Une politique éditoriale responsable est évidemment un moyen important de régulation des échanges dans un contexte de large libéralisation des marchés. C’est ainsi que s’institue ce que Bourdieu appelait une « production restreinte », c’est-à-dire une production à rotation lente, qui vise à constituer un fonds et privilégie des critères tels que la valeur littéraire au succès commercial (Heilbron et Sapiro 2009 : 20). Ainsi, la maison d’édition Anacaona mérite d’être reconnue, car elle « joue un rôle stratégique de translocalité, non seulement pour diffuser la littérature marginale brésilienne en France, mais surtout pour établir un dialogue entre les auteurs brésiliens et français, et les lecteurs de ce pays » (Rissardo 2021, s/p). Parallèlement, la recherche constante par les éditeurs français de thèmes tels que la violence et la misère dans l’édition de la bande dessinée brésilienne en général nous conduit à poser une question incontournable : dans ce contexte, « le subalterne peut-il parler ? ». Cette question, on le sait, donne le titre à un essai bien connu de Gayatri Chakravorty Spivak (2009). Pour le théoricien indien, la réponse est non : même lorsqu’ils s’expriment en revendiquant une identité culturelle collective, les subalternes sont aussitôt renvoyés à leur position périphérique par une intellectualité eurocentrique qui, sous prétexte de devenir médiatrice, lui séquestre ses mots.
La traduction, bien que parfois réalisée avec les meilleures intentions, peut être une façon d’assumer la voix de l’autre. Car après tout, lorsqu’un éditeur choisit ce qui doit et ne doit pas être traduit, il détermine quelles histoires doivent être racontées et lesquelles, en théorie, peuvent être passées sous silence. Par conséquent, il décide aussi à l’évidence quels récits atteindront le public. Cette question devient plus problématique en fonction des pays concernés. Comme nous l’avons noté, le marché international de l’édition est régi par des rapports de force politiques, économiques et culturels. Dans ce scénario, l’avantage d’une communauté linguistique en termes de nombre de locuteurs primaires et secondaires n’est pas comparable à la puissance représentée par la supériorité économique ou par le capital symbolique accumulé par une nation ou un groupe. Par conséquent, même si le portugais est l’une des langues les plus parlées au monde, avec plus de 250 millions de locuteurs, dont 212 millions sur le territoire brésilien, le Brésil continue d’occuper, sur le marché mondial de l’édition, l’espace qu’il occupe dans géopolitique, c’est-à-dire une place en marge.
Ceci est évidemment en grande partie dû à cette blessure coloniale qui ne guérit jamais. Michel Cahen insiste sur le fait qu’il n’est pas possible de qualifier le pays de « post-colonial » :
L’approche postcoloniale (sans trait d’union en français) est une approche anticoloniale et subalterniste, qui n’a pas de sens chronologique. Ce n’est pas un « après », mais une démarche qui poursuit, dans sa recherche, dans nos imaginaires nationaux les plus républicains, les résidus laissés par les idéologies coloniales, impériales, raciales, paternalistes (et leurs substituts développementalistes). (Cahen 2011, 904)
La société brésilienne est criblée par ces idéologies coloniales, qui maintiennent diverses hiérarchies de manière inébranlable, telles que les hiérarchies sociales et de genre. De même, dans le scénario international, à partir d’un point de vue eurocentrique, une vision du pays en tant que subalterne est renforcée, car celle-ci le représente principalement par ses problèmes économiques, raciaux, écologiques, entre autres. Ainsi, la bande dessinée devient un peu plus qu’un autre produit d’exportation. En d’autres termes : du Brésil, d’où on s’est déjà habitué à importer des produits comme le soja et le bœuf, on s’habitue également à importer de la littérature marginale ou des récits graphiques truffés de pauvreté et de criminalité - selon le goût du client.
Il ne doit toutefois pas toujours en être ainsi. La traduction peut également jouer un rôle dans la conception des identités collectives (Heilbron et Sapiro 2009 : 25). De même que la musique et la danse ont joué un rôle central dans la création d’un certain imaginaire du Brésil à l’étranger, il est aussi désormais possible de profiter de ce moment d’expansion de la bande dessinée brésilienne en France pour observer attentivement ce pays latino-américain, qui est plus que la samba, mais aussi bien plus que la jungle, la misère et la violence.
Références #
Buzelin, Hélène. 2015. « Traduire pour le Centre national du livre », COnTEXTES, Varia, 30 octobre 2015. https://doi.org/10.4000/contextes.6095
Cahen, Michel. 2011. « À propos d’un débat contemporain : du postcolonial et du post-colonial ». Revue historique, n° 660 : 899-913. https://doi.org/10.3917/rhis.114.0899
Delannoy, Pierre Alban (dir.). 2007. La bande dessinée à l’épreuve du réel, Paris : L’Harmattan / Université de Lille.
Gallego, Julie, et Viana-Martin. 2018. « Macumba dans le Sertão : quelles aventures brésiliennes pour la bande dessinée européenne? » In Viana-Martin, Eden. Dialogues France-Brésil : circulations, représentations, imaginaires, 401-444. Pau : PUPPA.
Heilbron, Johan et Sapiro, Gisèle. 2009. Traduit par Marta Pragana Dantas et Adriana de Sousa Costa. Graphos, vol. 11, n°2 : 13-28.
Nascimento, Érica Peçanha do. 2006. « “Literatura marginal” : os escritores da periferia entram em cena ». Mémoire de Master, Universidade de São Paulo.
Quijano, Aníbal. 1992. « Colonialidad y modernidad/racionalidad », Perú Indígena, vol. 13, no. 29 : 11-20.
Rissardo, Agnes. 2021. « Periféricos, então cosmopolitas: a ficção marginal brasileira em trânsito », RITA [online], n°14 : septembre 2021. http://www.revue-rita.com/articles/perifericos-entao-cosmopolitas-a-ficcao-marginal-brasileira-em-transito-agnes-rissardo.html
Spivak, Gayatri Chakravorty. 2009. Pode o subalterno falar? Belo Horizonte : Editora UFMG.
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Pour davantage d’informations, consulter le fonds de l’illustrateur Andy Bleck, disponible sur : https://konkykru.com/index.html. Consulté le 30/05/2022. ↩︎
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Nous soulignons. ↩︎
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« La bande dessinée en France : chiffres et état des lieux », Actualitté, 06 janvier 2020. [https://actualitte.com/article/9706/edition/la-bande-dessinee-en-france-chiffres-et-etat-des-lieux]. ↩︎
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« La bande dessinée ne connaît pas la crise », Les Echos, 28 janvier 2021. [https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/les-ventes-de-bd-resistent-a-la-crise-sanitaire-1285424]. ↩︎
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« Para compreender melhor o fenômeno », cf. Bouissou, Jean-Marie. « Une approche économique du nouveau soft power japonais. Pourquoi aimons-nous le manga ? ». [https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-01024805/]. ↩︎