Colonialismes et colonialités

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Deuxième partie – circulations intellectuelles

La réception post-coloniale et décoloniale de Vieira : Usages et significations des appréciations controversées de sa vie et de son œuvre

Résumé Le père António Vieira (1608-1697), qualifié dans le livre Mensagem, de Fernando Pessoa d’« empereur de la langue portugaise », et son œuvre, ont été accueillis de manière très controversée au cours des quatre derniers siècles. Vieira est devenu de manière récurrente une figure-étendard et une figure-symbole de combats culturels, idéologiques, littéraires, de projets de société dans différents contextes. Notre article se propose d’analyser de manière critique, à la lumière d’une herméneutique des contextes, la réception controversée de Vieira et sa reconversion en tant que figure emblématique dans les débats postcoloniaux et décoloniaux.

Le père António Vieira (1608-1697) et son œuvre ont connu, au cours des quatre derniers siècles, une réception très controversée, au sein de laquelle on peut distinguer deux courants herméneutiques fondamentaux. D’un côté, un courant pro-Vieira, ayant mis en lumière sa trajectoire de missionnaire, de conseiller et d’ambassadeur, reconnaissant de larges vertus humanitaires dans ses actions et dans sa pensée politique, mettant en avant son génie littéraire ou s’inspirant de sa projection proto-œcuménique d’un âge utopique du Ve Empire. D’autre part, un courant anti-Vieira, qui s’est manifesté de différentes manières et pour différentes raisons : s’opposant au prédicateur, même à son époque, tantôt pour des raisons institutionnelles, combattant les positions de la Compagnie de Jésus, tantôt pour des raisons idéologiques, contre ses propositions de réforme de l’Inquisition et des institutions de l’État, et rejetant sa défense des Nouveaux Chrétiens et sa critique des pratiques coloniales, telles que recours intensif à la main-d’œuvre mise en esclavage ; tantôt également pour des raisons littéraires, en raison des accents baroques de l’auteur ; ou encore pour certaines propositions de son œuvre prophétique, que certains, même au sein de l’Ordre lui-même, accusaient d’être délirantes.

Les appréciations divergentes et non consensuelles de Vieira se sont peut-être un peu atténuées dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe, s’étant surtout exprimées à l’occasion des commémorations du troisième centenaire de sa mort, en 1997, et du quatrième centenaire de sa naissance, en 2008, dans le cadre duquel l’auteur a fait l’objet de plusieurs études et hommages. Parmi ces hommages, il convient notamment de mentionner celui qui fut rendu par l’Assemblée de la République portugaise en 1997, où il fut loué unanimement de toutes parts, une circonstance dans laquelle le président de la République de l’époque, Jorge Sampaio, a tenté de réconcilier admirateurs et détracteurs par ces mots emblématiques : « Vieira, ce peuple de mots », « il était grand même dans ses contradictions » (cf. Franco et al 2016).

Toutefois, ce dépassement apparent ou provisoire de la polémique entourant Vieira n’a pas empêché le débat, dans le contexte des herméneutiques postcoloniales et décoloniales qui ont gagné en force ces dernières années. Cette réémergence d’un courant critique de Vieira est devenue médiatique, notamment au sein des sociétés portugaise et brésilienne, autour des lieux de mémoire érigés à Vieira et de l’évaluation de son rôle en tant que personnage religieux et politique engagé dans le projet colonial et impérialiste portugais, soulignant ses positions par rapport à l’asservissement des Noirs et à son projet prosélytique et eurocentrique de conversion des populations amérindiennes, entre autres aspects de son action et de sa pensée.

En effet, Vieira est devenu de manière récurrente, au cours de ces siècles, une figure-drapeau et une figure-symbole des luttes culturelles, idéologiques, littéraires et des projets de société dans différents contextes. La brève réflexion que nous proposons renvoie à quelques manifestations plus récentes de cette dynamique, cherchant à contribuer à un usage plus éclairé et émancipateur des représentations de Vieira et de l’empire dans l’espace public.

Vieira à l’épicentre actuel des polémiques postcoloniales et décoloniales sur la question de l’esclavage #

Le 11 juin 2020, la statue en l’honneur de Vieira, située sur la place Trindade Coelho, devant l’église de São Roque, dans le centre de Lisbonne, a fait l’objet d’une action politique qui a suscité un large débat au sein de la société portugaise. La nuit, le visage et la poitrine à l’effigie de Vieira ont été enduits de peinture rouge ; sur la poitrine de chacune des trois représentations d’enfants indiens, des cœurs ont été dessinés et, sur le socle, la devise « Décoloniser » a été inscrite. L’opposition critique à cette statue s’était renforcée dans le cadre du mouvement international de vandalisme et de démolition des statues de personnages historiques liés au passé colonial et esclavagiste. Ce mouvement, devenu mondial, est né aux USA, et a pris un nouvel élan après le meurtre de George Floyd par la police à Minneapolis.

Environ trois ans plus tôt, en octobre 2017, la statue avait déjà fait l’objet de polémiques, après une action de protestation pacifique, organisée par un groupe dénommé « Descolonizando » [Décolonisant], qui prévoyait le dépôt de fleurs et la lecture d’extraits de sermons de Vieira auprès de la statue. Dans le texte de l’appel, on lit : « Nous n’acceptons pas cette statue. Avec la collaboration de l’Église, plus de 6 millions d’Africains ont été réduits en esclavage par les Portugais dans le commerce transatlantique. Le père António Vieira fut un esclavagiste sélectif. La colonisation portugaise à la fin du XVIe siècle avait déjà décimé 90 % de la population indigène. L’évangélisation jésuite a été la principale responsable de l’ethnocide amérindien ». L’action ne sera pas menée dans son intégralité, en raison de l’intervention violente de membres de l’extrême droite, qui affirment avoir agi pour la protection de la statue.

Dans un communiqué publié après ces événements, le collectif Descoloniza, se présentant comme un « groupe non partisan de citoyens, composé de plusieurs chercheurs, enseignants et artistes de différentes nationalités » « en dialogue avec des gestes qui se dessinent à l’échelle mondiale (#decolonizethisplace) », déclare que leur intention n’était pas de détruire la statue ni de manifester contre la figure de Vieira, mais contre « la manière dont Vieira est représenté et pensé dans l’espace public ». Le collectif a donc appelé à la promotion d’une perspective qui tienne compte de la « complexité de la figure historique » de Vieira, également en tant que promoteur de « l’esclavage systématique des Africains et de la conversion forcée des indigènes sud-américains ».

Nous ne nous occuperons pas ici d’une reconstitution du débat public suscité par cette action et par l’action de juin 2020 (Lopes 2020 ; Santos 2022). Précisons cependant, parce que c’est de la réception de Vieira dont il s’agit, que cette discussion sur les formes de représentation de l’empire portugais dans l’espace public s’est traduite, dans nombre d’articles de presse qui ont participé à cette polémique, en une sorte de tribunal de « performance éthique » de Vieira, tantôt lui reprochant, tantôt l’exonérant d’avoir participé aux expressions les plus violentes du colonialisme.

Cette place centrale de Vieira dans la réflexion sur la mémoire de l’empire semble être liée à une tradition de représentation du prédicateur qui s’étend jusque dans l’exercice réalisé par le sculpteur Marco Fidalgo, auteur de la statue.

Dans la première biographie de Vieira, Vida do apostólico padre António Vieira da Companhia de Jesus, chamado por antonomásia o grande [Vie du prêtre apostolique António Vieira de la Compagnie de Jésus, appelé par antonomase le grand] (Barros 1746), une matrice d’approche destinée à se reproduire pendant des siècles a été établie. L’un des aspects qu’il faut garder à l’esprit est que la gravure de Carlo Grandi, qui dans cette publication précède le récit des exploits de Vieira, constitue un modèle iconographique reproduit à plusieurs reprises. Dans celui-ci, Vieira apparaît debout, au centre, flanqué de deux Indiens qui, l’un agenouillé et l’autre assis, écoutent sa prédication. Ce modèle et certaines de ses déclinaisons ont déjà fait l’objet d’analyses, avant l’inauguration de la statue de la place Trindade Coelho (Ventura 2014) et en lien avec la polémique déclenchée par celle-ci (Xavier 2020 ; Santos 2022). Bref, le rôle attribué aux personnages qui y sont représentés est plus ou moins évident, diminuant l’action des indigènes, qui occupent une position latérale et soumise par rapport au missionnaire, qui apparaît érigé, paternel et dominant, dans une position centrale.

Coïncidant avec l’iconographie qui l’accompagne, le récit écrit par André de Barros des événements du Maranhão, entre 1653 et 1661, qui occupe la fin du premier livre et l’intégralité du second, suit l’ambiance commune des récits ignatiens de la Modernité, selon laquelle le missionnaire est le moteur d’une épopée de transformation du monde, selon les mots d’André de Barros, une « guerre contre l’enfer ». L’écriture puissante de Vieira a également renforcé cette perspective sur les événements. L’enjeu serait un contentieux dans lequel la justice et la piété chrétienne s’opposeraient à la cruauté et à la cupidité des colons.

De manière significative, à l’instar de ce que le groupe Descolonizando a dénoncé dans son communiqué, les termes les plus élémentaires de ce récit, selon lequel Vieira s’est battu de manière humaniste pour la liberté des Indiens face aux appétits esclavagistes des colons, sont encore reproduits aujourd’hui dans la plupart des manuels scolaires de portugais de la 11e année de scolarité, pour contextualiser historiquement le célèbre « Sermão de Santo António aos Peixes » [Sermon de Saint Antoine aux poissons].

De fait, l’historiographie du XXe siècle n’a pas échappé à cette matrice de lecture des événements du Maranhão comme un contentieux entre la Compagnie de Jésus et les colons. João Lúcio de Azevedo, dans son História de António Vieira (1918), cherchant à pénétrer la psychologie de Vieira, identifie la période de la mission au Maranhão (« O Missionário », p. 195 et suiv.) comme une phase d’exaltation religieuse spécifique, dans laquelle les vertus morales de Vieira seraient mieux remarquées. António Sérgio et Hernâni Cidade, malgré leur laïcité manifeste en opposition au XVIIIe siècle, se rendraient également à la figure du missionnaire luttant pour la justice et la liberté, dans les commentaires qu’ils ont préparés pour le volume III des Obras várias: em defesa dos índios (Sérgio et al. 1951).

António José Saraiva, dans la reconstitution des événements du Maranhão dont il parle dans son livre História e utopia. Estudos sobre Vieira (1992) a fourni un grand effort pour s’émanciper de cette matrice, complexifiant les termes de la dispute entre jésuites et colons. Cependant, ce n’est qu’en privé qu’il semble avoir exprimé clairement son interrogation. Dans une lettre à Luísa Dacosta, on peut lire : « Je m’occupe actuellement du Père António Vieira et de l’esclavage. Comme vous le savez, Vieira a défendu la liberté des Indiens, mais a proposé l’asservissement des Noirs de l’autre côté de l’Atlantique. Pourquoi ? Parce que les jésuites avaient l’intention de construire un grand empire en Amérique du Sud et, pour cela, ils avaient besoin de dominer les Indiens, alors qu’ils n’avaient aucun projet pour l’Afrique » (Saraiva 2011, 99). Les propos de Saraiva ont ainsi problématisé la vision glorieuse de Vieira : ce qui était en jeu n’était pas seulement un projet politique et spirituel pour le Brésil, qui impliquait la liberté des populations indigènes, mais aussi la lourde contrepartie de ce projet, l’asservissement des Noirs, en vue de préserver l’empire et de satisfaire les besoins de main-d’œuvre qu’il impose. Même Charles R. Boxer ne put résister à l’étonnement devant cette contradiction, déclarant dans son essai critique Relações Raciais no Império Colonial Português (1415-1825), que « l’attitude de Vieira est tout ce qu’il y a de plus paradoxal, car, contrairement à ses contemporains, il ne croyait pas à la supériorité innée de l’homme blanc sur l’homme noir » (Boxer 1977 : 102).

Bien avant Saraiva ou Boxer, il existait déjà une tradition, d’origine pombaline, qui accusait Vieira et la Compagnie de Jésus de poursuivre un plan de contrôle politique et économique de l’Amérique du Sud et d’imposer des formes d’esclavage aux populations indigènes les plus susceptibles (Franco 2005). Cependant, ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que les conditions politiques et culturelles ont été réunies pour que la position politique de Vieira concernant l’asservissement des Noirs soit considérée comme « paradoxale » par les universitaires. Ce paradoxe suppose qu’il y aura une contradiction éminente entre la finalité de la liberté des Indiens et la défense de l’asservissement des Noirs. Cela suppose également que les concessions faites par Vieira en faveur de l’asservissement des Noirs se heurtent aux différents passages dans lesquels le prédicateur montre de la compassion pour leurs souffrances et condamne la violence qui leur est infligée. En somme, il prévoit l’adéquation entre la pensée de Vieira et la logique humanitaire contemporaine qui ne se voit guère dans ses écrits et, surtout, dans sa pratique.

La mise en perspective de Vieira comme figure paradoxale, ou qui véhiculerait des positions contradictoires ou incohérentes, semble en réalité en dire plus sur la variété des usages politiques et culturels qui ont été faits a posteriori de son œuvre que sur sa pensée et sa vie. Ces usages supposent un déplacement ou une interprétation partielle de son œuvre ou de sa biographie, les adaptant de manière anachronique à une finalité idéologique.

Dans une tribune publiée en 2017, la chanteuse et militante Capicua présente la querelle entre défenseurs et détracteurs de la statue de Vieira comme une sorte de « conflit d’anachronies » : « Le père António Vieira a défendu les Indiens, mais pas les noirs, il a défendu les premiers, forçant leur évangélisation. Il n’a pas été le seul et il a peut-être même été le “moins mauvais”, mais s’il certains veulent l’honorer pour les bonnes choses qu’il a faites, il me semble sain qu’il y ait aussi ceux qui soulignent les autres côtés. Surtout, étant donné le manque de reconnaissance institutionnelle de la dette historique portugaise envers les peuples que nous avons asservis et exploités pendant des siècles. S’il est si anachronique de reconnaître officiellement la responsabilité historique du Portugal dans la traite des esclaves, n’est-il pas tout aussi anachronique de faire une statue d’un missionnaire jésuite, tenant une croix en vade retro, avec trois petits indiens en haillons autour de lui, en plein 2017 ? S’il n’existe aucun mémorial (et encore moins de musées ou de monuments) pour se souvenir des six millions (!) d’esclaves que le Portugal a expédiés de force au Brésil et des Indiens décimés pour soutenir notre empire colonial, serait-ce légitime de rendre un hommage de plus à un agent de notre mégalomanie ultramarine ? » (Capicua 2017)

Le groupe Descolonizar, dans son communiqué, dénonce également un déplacement hégémonique de la figure de Vieira, en identifiant la statue de la place Trindade Coelho comme une « fantasmagorie coloniale dans l’espace public, correspondant à une vision luso-tropicaliste de l’histoire qui, à son tour, présente le colonialisme portugais comme un projet bienveillant ». Cette utilisation de l’œuvre de Vieira n’était pas rare du tout et continue à ne pas l’être (Almeida 2022). Mais si Vieira semble avoir fourni des arguments fonctionnels à ceux qui cherchaient et cherchent à légitimer la violence coloniale, il a aussi réussi à en fournir, en abondance, à ceux qui la condamnent. S’il est vrai que Vieira était un intellectuel, né en Europe et formé dans une institution coloniale, le Colégio da Baía dos Jesuítas, engagé dans la structuration des plans d’action du projet colonial portugais (évangélisation, conquête et administration de territoires, asservissement à la lumière des droits de la guerre), d’autre part, il fut souvent critique envers divers aspects du système colonial.

Dans cette veine, certains de ses sermons, les Sermões do Rosário, sont emblématiques de la critique de Vieira des conditions de vie des esclaves, en particulier les sermons XIII, XX et XXVII (Vieira 2013-2014), dans lesquels le prédicateur dénonce frontalement le traitement inhumain infligé par les propriétaires des plantations de sucre à leurs ouvriers mis en esclavage, comparant leur douleur aux souffrances du Christ. Ces critiques ajoutent une page au long processus historique de formulation des droits naturels, une prise de conscience qui se traduira plus tard par des proclamations plus emphatiques ayant force de loi.

En effet, plusieurs de ses sermons ont été conçus comme un instrument de critique sociale, politique et économique, contre ceux qui utilisaient l’avantage de la condition sociale et du pouvoir colonial délégué par le Roi non pas pour servir les communautés, mais pour les utiliser, ce qui parle de soi ; ainsi, ce passage du Sermão da Visitação de Nossa Senhora [Sermon sur la Visitation de Notre-Dame] : « Tu as souffert bien des fois, toi, Brésil disgrâcié, nombreux sont ceux qui t’ont défait pour se refaire,, nombreux ceux qui construisent des Palais avec les morceaux de tes ruines, nombreux ceux qui mangent de ton du pain, ou du pain qui n’est pas le tien, à la sueur de ton front : eux riches, toi pauvre ; aux saufs, toi en péril ; eux vivant grâce à toi dans la prospérité, toi vivant à cause d’eux en danger de mort ». (Vieira II, VII, 97-98). Le prédicateur dénonce ainsi la dynamique du colonialisme : les puissances colonisatrices qui, à travers leurs agents, exploitent, à leur profit, les richesses des peuples colonisés, ne contribuant pas à leur bien-être, mais au contraire les appauvrissant et les opprimant.

Cependant, comme l’a habilement interprété António José Saraiva, « malgré la sévérité avec laquelle il juge la brutalité des colons, Vieira ne s’est pas écarté de la doctrine qui était la sienne – et celle de tous les autres, cinquante ans auparavant : on ne peut pas remettre en cause la légitimité de l’esclavage noir en Amérique ». Pour comprendre la position de Vieira, il est important de « le situer dans le contexte historique et dans la doctrine dominante sur l’esclavage ». (Saraiva 1992, 62)

Tant les positions qui valorisent les témoignages et les dénonciations de la violence coloniale faites par Vieira, dans le cadre de sa vision réformatrice des pratiques, telles celles qui voient le prédicateur comme un protagoniste de l’oppression impériale et une claire inspiration pour ses prolongements contemporains, semblent dépendre des déplacements résultant de la mise en perspective de Vieira comme figure paradoxale.

Pour mieux comprendre la figure et la pensée de Vieira, il est nécessaire de prendre en compte des aspects spécifiques non seulement à la mentalité de son temps, mais aussi à ce que l’on pourrait appeler son « système de pensée ». Cet effort a été largement développé par Alcir Pécora, dans son Teatro do Sacramento, où il propose de percevoir l’œuvre de Vieira à la lumière d’une unité rhétorique-politico-prophétique qui élude les soi-disant « contradictions » ou « paradoxes » de Vieira.

Parmi les diverses vertus qu’elle comprend, cette mise en perspective peut nous éveiller à l’importance centrale de certaines composantes plus exubérantes de la pensée de Vieira qui font de lui un auteur, pourrait-on dire, très peu « contemporain », et qui mettent en lumière l’anachronisme de ces différents déplacements. Parmi ces composantes exubérantes, on pourrait citer, par exemple, l’assujettissement de la pensée de Vieira à une téléologie historico-religieuse, qu’il expose lui-même plus ou moins en détail dans ses écrits prophétiques. Cela suppose des médiations qui, d’un point de vue humanitaire contemporain, seraient bien plus que problématiques, comme la destruction guerrière de l’Islam et la conversion de tous les autres humains au christianisme, sous l’égide de la Couronne portugaise et de la Compagnie de Jésus. Cela suppose aussi une interprétation prophétique des Écritures, les transposant, plus ou moins littéralement, dans l’histoire. Ainsi est-il entendu, par exemple, qu’en même temps que Vieira assumait l’égalité entre tous les humains, en tant que « fils de Dieu », il préconisait, interprétant la Genèse, 9, 27, que les populations africaines, en tant que prétendues descendantes de Canaan, devaient être soumises aux Portugais, supposés descendants de Japhet par l’entremise de Tubal (Vieira 2014 III 2, 560).

Enfin, la prise en compte de la téléologie historico-religieuse de la pensée de Vieira permet aussi de comprendre le sens sotériologique qu’il attribuait à la condition d’esclave : « Il n’y a pas d’Esclave au Brésil, et ce surtout lorsque je vois le plus misérable d’entre eux, qui ne soit pour moi matière à une profonde méditation. Je compare le présent à l’avenir, le temps à l’éternité, ce que je vois à ce que je crois, et je ne peux pas comprendre que Dieu, qui a créé ces hommes à son image et à sa ressemblance, tout comme les autres, les ait prédestinés à deux Enfers, l’un dans cette vie, un dans l’autre. Mais quand je les vois aujourd’hui si dévots, et festifs devant les Autels de Notre Dame du Rosaire, tous Frères entre eux, tels les Enfants d’une même Dame, je me persuade sans hésiter que la captivité de la première transmigration a été ordonnée par Sa miséricorde pour la liberté de la seconde » (Vieira II 9, 341-342).

En somme, entre les fondements et les horizons de la pensée et de la sensibilité de Vieira, en tant que religieux et érudit du XVIIe siècle, et ceux qui guident les citoyens portugais et brésiliens du XXIe siècle, même lorsque l’on prend en compte le continuum historique et l’héritage culturel existants, il y a une distance considérable, presque impossible à dépasser.

L’observation de la pensée de Vieira dans son unité, compte tenu également de ces composantes exubérantes, ne vise cependant pas à isoler le prédicateur du XVIIe siècle en tant qu’élément « alien », avec lequel il serait impossible de maintenir une communication de nos jours, mais plutôt à une meilleure prise de conscience des déplacements conçus par rapport à son travail. D’ailleurs, les idées prophétiques de Vieira trouvent un écho chez plusieurs auteurs tout au long du XXe siècle, comme chez Fernando Pessoa, qui, dans son écrit Mensagem [Message], a qualifié Vieira d’ « empereur de la langue portugaise » (Pessoa 2002, 80), ou chez Agostinho da Silva, qui a tenté une réélaboration pacifique de l’idée de Quinto Império [Cinquième Empire] (Silva 2002, 249-260), ou encore chez Natália Correia, qui a idéalisé le cinquième âge impérialiste façonné par l’assomption des valeurs féminines (cf. Franco et al. 2005). L’attention portée à ces composantes de la pensée de Vieira nous alerte sur le substrat mythique et eschatologique sous-jacent aux reformulations ou recréations de l’idée de l’empire portugais, aussi subtiles ou bienveillantes qu’elles puissent être. Ainsi, une perspective postcoloniale de Vieira peut contribuer à la persistance de ces éléments mythiques et à leurs reformulations dans les discours et dans les manifestations culturels et politiques contemporains, en répétant leur dénonciation et leur questionnement critique.

D’autre part, une plus grande prise de conscience de la pensée de Vieira dans son unité ou dans son intégralité, une finalité peut-être compatible avec celle que propose le collectif Descoloniza dans son communiqué, déclarant qu’il est "urgent d’exposer les citoyens actuels et futurs de ce pays à la complexité de l’écriture de Vieira », ouvrira aussi la voie à un nécessaire décentrement par rapport à la figure de Vieira.

Certains travaux récents sur les événements du Maranhão (1653-1661) (Chambouleyron et al. 2009 ; Ventura 2014) ont attiré l’attention sur une focalisation excessive autour de la figure de Vieira et sur la nécessité de prendre en compte d’autres agents sur le terrain, non seulement les plus visibles dans la documentation, plus ou moins partisans de la foule indifférenciée des « colons », mais aussi ceux qui s’expriment rarement à la première personne dans les journaux qui ont survécu jusqu’à nos jours, comme c’est le cas des Indiens et des Noirs. Cette perception peut certainement aussi s’étendre aux discours sur le XVIIe siècle portugais et brésilien, où Vieira a maintenu, pendant des siècles, une hégémonie compréhensible. Ce mouvement de décentrement par rapport aux « grandes figures » de l’histoire et de la culture, largement développé ces dernières décennies, converge avec l’impératif urgent de réfléchir aux conditions d’une nouvelle écoute attentive et d’une réelle intégration, non seulement de la part des historiens, mais aussi de toute la société contemporaine, des voix de ceux qui ont été pendant des siècles réduits au silence.

Conclusion #

Le débat concernant l’imposition de la statue de Vieira sur l’une des places les plus emblématiques de la capitale portugaise et les actes de contestation qui en ont résulté indiquent une sensibilité croissante de l’opinion publique portugaise aux questions concernant les formes hégémoniques de représentation de l’empire dans l’espace public et les relations qu’ils entretiennent avec des phénomènes tels que le racisme, la xénophobie et d’autres formes d’exclusion. Ces timides progrès dépendent non seulement de l’accumulation des luttes sociales et d’un taux de scolarisation plus élevé, entre autres avancées permises par des décennies de démocratie, mais aussi de l’impulsion et de l’articulation avec des mouvements internationaux à l’échelle mondiale.

Le cas de la statue située sur la place Largo Trindade Coelho souligne par ses traits constitutifs – l’initiative elle-même, la conception de la statue, le défi ultérieur, ainsi que les termes et les arguments du débat ultérieur – qu’il reste beaucoup à faire non seulement en ce qui concerne savoirs scientifiques concernant l’histoire de l’empire et de ses représentations, mais surtout au regard de la transmission des savoirs historiographiques développés au cours des dernières décennies (Cardim 2021). Nous sommes conscients que ce savoir n’est pas et ne peut pas être produit et diffusé de manière idéologiquement neutre ; mais, en développant et en testant des approches et des méthodologies adaptées aux spécificités de l’empire colonial portugais et de ses représentations ultérieures, il peut contribuer à une définition plus objective et plus lucide des termes du débat.

Considérant la portée publique de l’œuvre et de la figure de Vieira, nous proposons une approche qui assume sa complexité et à sa spécificité, en surmontant les approches qui s’attardent sur le jugement éthique et qui cherchent à adapter la figure du prédicateur ignatien à un modèle de héros humaniste ou de vilain. Cette posture ne nous délivrera pas toujours de l’émerveillement, de l’admiration ou de l’horreur, face aux diverses attitudes ou réalisations de Vieira, mais elle ouvrira la voie à une compréhension plus large de son œuvre et de ce en quoi consistait l’empire portugais, permettant des usages davantage éclairés et émancipateurs de ces héritages.

Références #

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Xavier, Ângela Barreto. 2020. « A ironia intrínseca à estátua do Padre António Vieira ». Público, 25 juin 2020. https://www.publico.pt/2020/06/25/culturaipsilon/noticia/ironia-intrinseca-estatua-padre-antonio-vieira-1921786

Pour citer ce texte :

José Eduardo Franco & Ricardo Ventura. 2023. « La réception post-coloniale et décoloniale de Vieira : Usages et significations des appréciations controversées de sa vie et de son œuvre ». In Colonialismes et colonialités : théories et circulations en portugais et en français, Guerellus, Natália. Lisbonne-Lyon : Theya Editores - Marge - MSH Lyon Saint-Étienne. https://cosr.quaternum.net/fr/04.

José Eduardo Franco

Université Aberta (Portugal)

eduardo.franco@uab.pt

Chercheur coordinateur ayant l’équivalence d’un professeur titulaire à l’Université Aberta et directeur du Centro de Estudos Globais de l’Universidade Aberta, où il dirige le doctorat en études globales.

Ricardo Ventura

Université Aberta (Portugal)

ricardonjventura@gmail.com

Ventura est titulaire d’un doctorat en Études Culturelles - Culture Portugaise (Université de Lisbonne, 2011) et chercheur de la Chaire d’Études Globales (Université Aberta). Il a fait partie de la coordination exécutive de l’édition des Œuvres complètes du père António Vieira (30 volumes, Círculo de Leitores, 2013-2014.